"C'est un peu fouillis chez vous, mais j'aime bien, ça donne envie !" La remarque me va droit au coeur, en ce début d'après-midi pluvieuse, d'autant que la dame malicieuse qui vient de s'arrêter devant mes boîtes a bien quatre fois vingt ans. Je ne sais pourquoi, mais on pourrait penser qu'à cet âge, on est devenu, de gré ou de force, un peu, beaucoup, maniaque de l'ordre. Me voilà rassuré : il n'en est rien. Le goût pour la poésie du doux désordre n'a pas d'âge.
La dame reprend:" vous savez, moi, j'aime bien fouiller, déplacer, toucher les livres. Chez vous, on se sent bien, à l'aise comme dans un grenier d'une maison d'enfance, où on aurait envie de chercher sans chercher. Vieux livres, vieux journaux, vieilles photos... Chez vous tout est beau, et puis les plus belles découvertes, les vraies trouvailles, se font souvent comme ça..."
Elle sourit et dit :
- Je peux déplacer cette pile ?
- Madame, nous sommes dehors, mais vous êtes chez vous !
- Alors je peux fouiller ? vraiment ? j'adore fouiller, vous savez ...
- Sans retenue aucune, madame ...
Heureuse comme une enfant dans le grenier de la maison des grands parents un jour de pluie, elle s'exclame, très joyeuse :
- Et ces vieux Pélerins des années vingt-huit, vingt-neuf, c'est adorable, et ces exemplaires du Voleur , là, dans votre vieille valise... et ce vieux Journal du Dimanche de 1860... je vais vous prendre tout ça ...
- Allez-y, vous pouvez feuilleter à loisir, et même vous asseoir sur le banc, l'averse est passée, et parcourir les articles qui vous attirent...avant de les acquérir...
Avec du sopalin, j'essuie sur le banc les gouttes de pluie que l'averse a déposées en quantité. J'installe mon invitée et nous devisons sur les vertus de la presse écrite du temps passé. Soudain, j'ai l'envie saugrenue de provoquer gentiment ma lectrice de l'après-midi.
- Faudrait peut-être que je fasse tout de même un peu de classement...
- Vous n'y pensez pas, ça gâcherait tout...
- Regrouper les auteurs ou les romans ?
- Classer dans l'ordre alphabétique ...
- Ce serait bêta !
- Non, judicieux, pour ceux qui n'ont pas le temps de chercher, les lecteurs pressés ...
- N'en faîtes rien, votre quatrième boîte, celle des Poches est très bien rangée, c'est suffisant. Un peu de désordre, vous savez, croyez-moi, ça attire le chaland.
Devant tant de points communs, je souris, et la dame sourit aussi.
- Je prends trois Pélerin et un Voleur, vous me faîtes un prix ?
- Vingt euros les quatre, un prix d'ami !
- Marché conclu !
- Revenez souvent, madame, depuis que vous êtes là, il n'a "plus plu "!
- C'est plaisant... vous me plaisez ...
- Assurément ! et vous, madame, tout autant !
- En tout cas monsieur, votre étal n'est pas la caverne d'Ali Baba, mais je reviendrai volontiers vous voir et surtout ne changez rien, tout est bien. Laissez un minimum de doux désordre, sinon, y'a plus qu'à aller dans une vraie librairie. Où tous les ouvrages sont classés. A mon âge, les classements, c'est lassant.
Et la dame s'en est allée, ses vieux journaux dans son cabas. Le ciel est redevenu bas. C'est déjà la lumière du soir. Il ne va pas tarder à repleuvoir.