- Monsieur, vous rêvez !
- Pardon, madame, je contemplais la forme des nuages. Les nuages, vous savez, pour moi, c'est fascinant...
- Vous feriez mieux de contempler vos ouvrages et vos éventuels clients !
- Vous savez, ces temps-ci, sur cette portion du quai, si les promeneurs sont nombreux, les acheteurs sont plutôt rares.
- Au fond, vous n'avez pas tort, le bleu du ciel et les nuages qui s'y promènent ont des vertus apaisantes...
- Surtout dans cette époque violente où les gens sont très vite agressifs.
- La faute à la politique, monsieur, tout ça !
Le dialogue avait quelque chose d'insolite. Le ton de la dame surtout. J'avais l'impression d'avoir été pris en faute par une vieille maîtresse d'école. D'ailleurs, je ne me privais pas, trouvant cette dame plutôt sympathique, de lui raconter l'origine de ma passion pour les nuages.
Enfant, on disait de moi : il est toujours dans les nuages. Les grandes personnes pensaient pouvoir, en toute impunité, stigmatiser, avec cette formule, ma propension à m'embarquer dans des rêveries profondes et légères à la fois. Les nuages m'ont fasciné très tôt. Leur forme, leur aspect, leur texture. Enfin, ce que j'en imaginais. Dans un vieux Larousse, j'avais recopié la définition du mot "nuage". Je l'avais enrichie avec des notes prises sur un livre de Sciences Naturelles. De cette façon, à 10 ans, je connaissais les noms de dix genres de nuages différents. De cumulus à stratus, en passant par cirrus ou nimbo-stratus.
Mon récit, je le sentais, intriguait mon auditrice. Pour ne pas être en reste, elle voulut se lancer dans une énumération des différents noms des nuages : cumulus, cumulonimbus, stradivarius ! Je l'arrêtais net :
- Non, madame, Stradivarius, n'est pas un nom de nuage, c'est le nom d'un instrument de...
- Monsieur, voyons, j'en suis sûre !
- Madame, c'est le nom d'un célèbre luthier italien. Antonio Stradivari, dit Stradivarius. Les plus beaux violons sont sortis de son atelier de Cremone, entre 1700 et 1725. On les appelle depuis des "Stradivarius"...
- Suis bête, je voulais dire "Stratus" ...
- Bon, vous êtes toute pardonnée, madame... mais promettez-moi de ne plus jamais confondre "Stratus" et "Stradivarius" ! Même si en écoutant le son particulier des cordes du violon, je suis "sur un nuage" ...
La dame éclata d'un petit rire étrange qui me fit prendre conscience qu'en fait, elle devait être très âgée. Beaucoup plus en tout cas que je ne l'avais cru au départ. Je lui proposais de faire, ensemble, à deux voix, l'énumération des dix genres de nuages à ce jour répertoriés. Elle trouva l'idée sympa. On se lança.
- Cumulus, Cumulo-nimbus, Cirrus, Stratus, Cirrostratus, pour les plus faciles parce que les plus courants...
- Altocumulus, Altostratus, Nimbo-stratus, Cirrocumulus, Strato-cumulus, pour prendre un peu de hauteur...
Pour terminer notre dialogue de météorologie impromptue, je proposais à ma nouvelle camarade de lire ensemble la définition de "nuage" dans l'édition 2000 du Petit Larousse Illustré que j'ai toujours à proximité. Je le consulte parfois, pour vérifier le sens précis d'un mot.
Page 703, nuage : ensemble visible de particules d'eau très fines, liquides ou solides, maintenues en suspension dans l'atmosphère par les mouvements verticaux de l'air.
Fascinante définition. Simple et complexe à la fois. Précise en tout cas. Une définition comme seuls les dictionnaires savent en faire.
Sur ce, nous décidâmes, moi et la dame, d'aller prendre un café au petit bistrot d'en face. En chemin, elle me dit qu'elle adorait le café noir. Sans crème et sans sucre. Je lui avouais que moi, allez savoir pourquoi, c'est toujours avec... un nuage... de lait.