C'est un petit livre vert au format peu courant. Dans le bas de la première de couverture : Aubier Editions Montaigne PARIS. Signe particulier : aucune date de parution. L'avant-dernière page précise simplement, en italiques : La typographie a été établie par Henri Colas et le tirage exécuté par Priester frères, 17, rue des Gobelins, Paris. Son titre : Dictionnaire des Idées reçues. Son auteur, bien sûr, Flaubert. Gustave Flaubert. Une précieuse préface, signée de deux initiales JA, A pour Aubier sans doute, nous rappelle, ou nous apprend, tout ce qu'il faut savoir avant de se plonger dans cet incroyable Dictionnaire.
Au hasard, juste pour le plaisir de vous offrir un bon moment, vous donner sans doute aussi l'envie de relire ce sacré Gustave, arrêt impromptu sur quelques notions revisitées par le Maître. Perles parmi les perles de ce Dictionnaire des Idées reçues suivi, - c'est précisé en page 5 -, du catalogue des idées chic.
Ambition : Toujours précédée de folle quand elle n'est pas noble.
Cadeau : Ce n'est pas la valeur qui en fait le prix, ou bien ce n'est pas le prix qui en fait la valeur. Le cadeau n'est rien, c'est l'intention qui compte.
Economie politique : Science sans entrailles.
Ecrevisse : Marche à reculons. Toujours appeler les réactionnaires des écrevisses.
Député : L'être, comble de la gloire. Tonner contre la Chambre des Députés. Trop de bavards à la Chambre.
Gloire : N'est qu'un peu de fumée.
Goût : Ce qui est simple est toujours de bon goût. Doit toujours se dire à une femme qui s'excuse de la modestie de sa toilette.
Hiatus : Ne pas le tolérer.
Homo : Dire Ecce homo ! en voyant entrer l'individu qu'on attend.
Images : Il y en a toujours trop dans la poésie.
Imagination : Toujours vive. S'en défier. Quand on n'en a pas, la dénigrer chez les autres. Pour écrire des romans, il suffit d'avoir de l'imagination.
Imbéciles : Ceux qui ne pensent pas comme vous.
Journaux : Ne pouvoir s'en passer mais tonner contre. Leur importance dans la société moderne. Ex. : Le Figaro. Les journaux sérieux : la Revue des Deux Mondes, l'Economiste, le Journal des Débats; il faut les laisser traîner sur la table de son salon, mais en ayant bien soin de les couper avant. Marquer quelques passages au crayon rouge produit aussi un très bon effet. Lire le matin un article de ces feuilles sérieuses et graves, et le soir, en société, amener adroitement la conversation sur le sujet étudié afin de pouvoir briller.
Jury : S'évertuer à ne pas en être.
Kiosque : Lieu de délices dans un jardin.
Terre : Dire les quatre coins de la terre puisqu'elle est ronde.
Tolérance (maison de) : N'est pas celle où l'on a des opinions tolérantes.
Visage : Miroir de l'âme. Alors il y a des gens qui ont l'âme bien laide.
Dans sa préface, J.A. nous explique comment, toute sa vie, Flaubert pense, en permanence, à son fameux Dictionnaire. J.A. souligne aussi que cette idée d'un sottisier était courante à l'époque. D'autres livres ont paru sur le même sujet. Flaubert en lut deux et déclara : Rien à craindre, c'est idiot. Le comble ! Ecrire des livres idiots sur le sujet de la bêtise !
En décembre 1852, dans une lettre à Louise Colet, Flaubert déclare :
"Une vieille idée m'est revenue, à savoir celle de mon Dictionnaire des Idées reçues... La préface surtout m'excite fort, et de la manière dont je la conçois (ce serait tout un livre), aucune loi ne pourrait me mordre, quoique j'y attaquerais tout.
Dans les dernières lignes de cette même lettre à Louise Colet, Gustave Flaubert affine le projet :
"Il faudrait que, dans tout le cours du livre, il n' eût pas un mot de mon cru, et qu'une fois qu'on l'aurait lu on n'osât plus parler, de peur de dire une des phrases qui s'y trouvent..." (17 décembre 1852).
Dans une lettre à Raoul Duval, en 1879 :
"Je m'acharne dessus dans la mesure de mes moyens. L'ouvrage que je fais pourrait avoir comme sous-titre : Encyclopédie de la bêtise humaine. L'entreprise m'accable et mon sujet me pénêtre..."
Cette Encyclopédie de la bêtise humaine ne verra finalement le jour qu'en 1911. En appendice à Bouvard et Pécuchet. Plus de trente ans après la mort de Flaubert. Comble souriant : le Dictionnaire de la bêtise sera publié par... Conard.