Cahier de brouillon. Un temps appelé cahier d'essai. Je garde une préférence pour le mot "brouillon". Cahier bleu. J'aime le bleu. 96 pages. Parfois cahier mauve. Bonne façon de prendre des notes. De ne pas laisser filer l'inspiration. Manie d'écrire. Manière d'écrire. Au collège déjà, j'étais comme ça.
Ce cahier-là, c'est un cahier que j'avais oublié. Au fond d'un sac. Mon cahier de Chine. Entre Chengdu et Kunming. Entre Sichuan et Yunnan. Entre septembre et décembre 2011. Cahier de poèmes. Poèmes et chansons. Chansons sans musique. Les mots sont déjà musique.
Le balayeur, c'est le titre du premier poème. Poème écrit pour mes étudiants. Des étudiants charmants qui ne comprennent pas mon intérêt pour les balayeurs et les balayeuses du campus. Ne comprennent pas que je puisse leur dire bonjour, à chacun, à chacune, chaque matin, ou bonsoir, chaque soir. Ne comprennent pas que je puisse les immortaliser en les photographiant. "Les balayeurs, ce n'est pas un sujet intéressant."
Le balayeur
Dès le début d'octobre
D'un geste précis et sobre,
Il entre en scène,
Sans mise en scène,
Ici ou ailleurs,
Lui, le balayeur...
Il décrit d'étranges arabesques
Dessine d'invisibles fresques,
Avale des morceaux entiers de trottoir
Ne se raconte pas d'histoire,
Ne tire aucune gloire,
D'un destin pourtant méritoire...
Il balaie du matin au soir
Ne prend guère le temps de s'asseoir,
Vous le regardez sans le voir,
Sa vie est monotone,
A peine si ça vous étonne,
Le balayeur efface l'automne.
Un beau matin, dès mon entrée dans la salle de classe, après le "ni hao" d'usage, j'ai écrit au tableau les trois strophes de mon poème. Sans rien dire. Sans dire un mot. Les étudiantes et les étudiants ont lu, en silence, le mot à mot du poème. C'était un beau moment. Un moment plein. A la pause, une étudiante est venue me parler. Elle était très étonnée qu'on puisse écrire "un aussi beau poème" - ce sont ses propres mots - sur un métier aussi banal. Je lui ai dit que mon père, dans sa vie de jardinier, maîtrisait mieux que personne le geste du balayeur. Qu'il était mort il y a dix ans. Que photographier les balayeuses et les balayeurs du campus et de la ville, les saluer chaque jour, c'était une forme d'hommage à mon père disparu. Que le père devait être fier du fils. Fier des photos et de l'attitude du fils. Elle a souri. Puis s'en est allée rejoindre ses amies.
Au cours de la deuxième heure, on a lu, tous ensemble, à haute voix, plusieurs fois, le poème. Un garçon a proposé qu'on le traduise en chinois. C'est le dernier vers qui a beaucoup plu. Le balayeur efface l'automne. En mettant une telle ardeur et une telle application à faire disparaître, à peine tombée, la moindre feuille morte, c'était, pour moi, comme si le balayeur était cet être magique qui possédait la "gomme à saisons".
La semaine suivante, l'étudiante étonnée qu'on puisse écrire un aussi beau poème sur un balayeur, vient me revoir à la pause. Je ne sais pas si l'expression existe en chinois, mais elle a, je crois, "balayé devant sa porte". Fait table rase de ses préjugés. Un beau sourire illumine son visage de Joconde inachevée. Elle me dit :
- Vous savez, Laoshi, maintenant, je dis Bonjour aux balayeuses et aux balayeurs, quand je croise leur chemin. Ils me sourient. Je ne suis pas sûre que leur vie soit plus heureuse, mais moi, je le suis... Merci à votre poème, Laoshi. Il a changé ma vie.
Jean-Louis Crimon