En ce 11 Novembre 2024, me revient en mémoire un autre Onze Novembre. Je me souviens du 11 Novembre 1968. Cette année-là, année scolaire 68-69, année du cinquantenaire de l'armistice de la première guerre mondiale, je suis élève de Terminale au Lycée Lamarck d'Albert, dans la Somme, en Picardie. A l'internat, un camarade de Bray-sur-Somme, un bon millier d'habitants, me raconte que dans son village, les Anciens Combattants ont refusé de se rendre au cimetière Allemand : "Ce n'était pas des alliés !"
Pas des alliés ! Est-ce celà se souvenir ? Y-a-t-il encore des frontières et des drapeaux chez les morts ? Mon sang n'a fait qu'un tour. Mots de guerre et mots d'amour plein la bouche. Sans rature, sans retouche, mon poème fait mouche.
Ce soir-là, salle d'études des internes, j'écris, je crie, je beugle mon premier chant de révolte. Qui sera ma première censure. Censuré par le Proviseur : "Monsieur, votre torchon, c'est le brûlot d'un anarchiste ! Votre prétendu poème n'a pas sa place dans le journal du Lycée !"
J'ai retrouvé il y a peu le brouillon. Jailli d'un seul jet. Pas mal écrit. Du fond, du son, du fond dans la forme. Oui, pas si mal écrit. Pour un apprenti poète de même pas 20 ans. Dont le grand-père est mort du gaz ipérite, poumons brûlés par le gaz moutarde des allemands qui voulaient sans doute pimenter la mort au combat.
Onze Novembre
Des Anciens Combattants
Battant de la semelle
Derrière un porte-drapeau
Et d'autres cons battant
Battant des mains
Pour ceux qu'ont pu sauver leur peau...
D'accord qu'on se souvienne
Mais pas pour jouer les patrios
Vous me direz pourtant
De quoi, de quoi, j'me mêle
Mais je ne pourrai pas manquer d'vous dire
D'vous dire et d'vous redire
D'accord qu'on se souvienne
Mais pas pour jouer les patrios
D'accord qu'on se souvienne
Mais pas pour jouer les patrios
Dans les mains du poilu
Du Monument aux Morts
Entre les arbres qui seront c't'hiver aussi des morts
Dans les mains du poilu
Du Monument aux Morts
Ils ont mis la bleu-blanc-rouge loque
D'accord qu'on se souvienne
Mais pas pour jouer les patrios
Ces diables de bonshommes
Ces hommes du Bon Diable
Trop heureux ou trop fiers d'avoir été de la Grand Guerre
D'avoir été de tristes cons pères
Ont travesti leurs fils
De leurs bleu-horizon oripeaux
D'accord qu'on se souvienne
Mais pas pour jouer les patrios
Et puis ils se recueillent
Pour ceux qui sont des morts sans cercueil
Et l'on voit des combattants
Battant de la paupière
Pour ceux qui ont battu les tranchées
Pour Jacques ou Jules ou bien Pierre
Alors on ose espérer qu'ils se souviennent
Simplement et vraiment de ceux qui ne sont plus
Mais déjà ils entonnent
Leur hymne national
ça leur prend aux tripes, moi ça m'fait dégueuler
De voir ces cons qui déconnent
Au nom de la Patrie
De voir que des pauv' types sont morts
Pour que de pauv' cons soient encore en vie
D'accord qu'on se souvienne
Mais pas pour jouer les patrios
Et la bleu-blanc-rouge loque
Au vent de Novembre
Claque et flotte, flotte et claque, claque et flatte
Les A.C. pleins de breloques
Les A.C. qui débloquent
J'foutrai le feu à la tricolore loque
D'accord qu'on se souvienne
Mais pas pour jouer les patrios
Y'en a assez de ce genre d'A.C.
Faut que ça cesse ou qu'on fasse cesser
Que ça cesse et qu'on n'ait plus à dire
A chaque fois que commence une nouvelle guerre
Que bien sûr ce sera... la der des der
Alors et seulement alors
Qu'on se souvienne d'accord
D'accord qu'on se souvienne
Des pauv' types qui sont morts.
© Jean-Louis Crimon
Quand je pense à toutes les guerres qui vont suivre cette guerre qui devait être "la der des der", baptisée ainsi par ceux-là mêmes qui l'ont faite, et quand je relis mon poème censuré, je persiste et je signe, deux fois plutôt qu'une, et des deux mains. Me faut-il égrener le chapelet morbide de toutes les guerres qui ont suivi ? 39-40, qui massacre jusqu'en 45, dite "seconde guerre mondiale", guerre d'Indochine, guerre de Corée, guerre d'Algérie, guerre du Viêt Nam, guerre d'Afghanistan, dite "guerre soviéto-afghane", sans oublier toutes les guerres africaines qu'on ne nomme pas, et qu'on ne cite jamais, de la guerre du Biafra à la guerre du Soudan, et tous les conflits armés plus ou moins permanents qui agitent cette planète qui n'est qu'un géant champ de bataille. Tout récemment, guerre d'Ukraine et guerre de Palestine, pour nous rejouer 14-18. Aucun doute, Cro magnon et Néandertal ou Sapiens, dans leurs cauchemars les plus noirs, ne devaient pas imaginer terreurs et horreurs pareilles. A se demander aujourd'hui qui sont les hommes préhistoriques et où sont les barbares qui prétendent, comble du comble, répandre partout sur la planète le mot "Civilisation".
JLC.