L'amour qu'on cadenasse
Les sociologues de la ville doivent appeler ça Nouvelles Traditions Urbaines. S'amusent à les recenser et les classer comme telles. Comme on répertorie déjà les légendes urbaines. Ces rumeurs qui courent d'un bout à l'autre de la ville. Parfois de ville en ville. Des rumeurs sans fondement, comme disent les gens. Heureusement, sans fondement. Avec fondement, la rumeur perd son statut de rumeur. Fondée, la rumeur devient information. Vrai ou faux ? Fondée, sourcée, confirmée, la rumeur se meurt. La fausse rumeur se meurt et se meut en vraie info.
D'abord, il y a ces cadenas qui recouvrent la totalité du grillage du Pont de L'Archevêché. Des cadenas de toutes les formes. De toutes les couleurs. De tout métal. Vil ou plus ou moins précieux. Pas trop. Un cadenas en or ne passerait pas deux nuits dehors. En cuivre ou en fer, ça fait bien l'affaire. La chose tient davantage du symbole que de l'obole. Même si l'offrande n'est pas loin. Le lieu de culte non plus. Là, précisément, on peut écrire : n'en jetez plus. Au propre et au figuré. D'abord, des clés de cadenas dans la Seine. Va finir par faire monter le niveau de l'eau. Rouiller les poissons et les péniches. N'en jetez plus aussi de déclarations niaiseuses. De textos bateau. De sms sans tendresse. De mots d'amour, qui riment avec toujours. D'initiales entrecroisées fatales. De prénoms entrelacés bancals. Je vais vous la réécrire, moi, l'histoire. En couplets assassins. Version chanteur de rues. Crus ou pas crus. Style, le grand amour, c'est cuit.
Jérôme et Jennifer, Cadenas de fer, Annick et Pierric, Cadenas en plastique, Marie et Jean-Marie, Cadenas de la Mairie, Luigi et Gabriella, Cadenas tralala, Paolo et Paola, Cadenas paëlla, Cadenas en papier, Pour l'amour qui perd pied... Cadenas en carton, Pour traverser le Pont ...Cadenas en gâteau, Pour se prendre un rateau, Cadenas en bombec, Pan sur le bec, Cadenas en goguette, Pour ma miss' tinguette...
L'amour sans promesse. L'amour sans Grand Messe. L'amour Notre-Dame. L'amour macadam. L'amour tout terrain. L'amour, je vais, je viens... L'amour sceptre d'airain. Mais pas d'amour guimauve. Même pour la fille en mauve.
Vrai, ça me déprime. Marre de la fausse frime. Tous ces amoureux de Paris qui s'embrassent et se cadenassent. Balancent la clé dans la Seine, sordide mise en scène...
Cadenas d'amour. Compte à rebours. La belle histoire. Conte à rebours. Luchetti, Lovelocks, coeur qui bat la breloque, Tout au long du Pont des amours, de la passerelle des Arts, et jusqu'au bout du Pont de l'Archevêché, très saint est le péché : que celui qui n'a jamais pêché lui jette la première clé ...
Se jurer un amour éternel, fermer le cadenas et puis jeter la clef dans l'eau du fleuve. Pour une passion fleuve. Vraiment foutue bizarre tradition urbaine. Coutume à fleur de bitume.
Me donne l'idée d'une autre chanson. Une chanson de ma façon. Musique ancienne. Romantique et cruelle. Des mots de passe, pour ces filles qu'on cadenasse. C'est l'amour qui trépasse...
L'amour qu'on cadenasse,
La belle est dans la nasse,
La fiançée d'une heure,
Déjà signe son malheur...
L'amour quand on l'attache,
Très vite, faut qu' il se détache,
Toi, t'es la mieux des nanas,
Je t'aime sans cadenas...
La seule clé faite pour toi,
J' la balance par dessus le toit,
Mais non, c'est pas méchant,
C'est la clé des... champs.
Cadenas, variante sublimée de la ceinture de chasteté. Sublimée. Pas sublime. Inconsciemment, faux amants. Jeunes gens du siècle vingt et un déambulent en plein Moyen-Âge. Prêtres en soutanes et religieuses en cornette, pas si loin. Jeunesse sms qui se joue le grand amour, texto, mais pas in extenso. Sms sans laisser d'adresse. Avec ou sans tendresse. Clé jetée dans le lit du fleuve. Trop au lit pour être honnête.
Fait marrer mon voisin, tout ça ! Veut pas s'en laisser compter. Nouvelle Tradition Urbaine, qu'à cela ne tienne ! Pour le bouquiniste, belle aubaine ! Exclamation soudaine et bras d'honneur vocal à Notre-Dame. Morceaux de répliques à la diable :
- Moi, j'vais vendre des cadenas...
- Moi, je vendrai des passe-partout...
- Moi, des cadenas à une seule clé !
- Moi, jamais, suis bouquiniste, pas... droguiste !
- Et alors, tu te ferais des couilles en or !
- Oui, mais c'est moche, faire fortune sur le malheur des filles...
- T'as pas d'humour, qu'est-ce t'as contre les cadenas ?
- Le cadenas, ça ferme, ça enferme. Le livre, au contraire, ça délivre...
- Jolie formule, comme toujours, t'es fier de toi ?
- Oui, et j' te l'avoue : y'a de quoi !
- Tu m'agaces quand tu finasses...
- Tiens, j'ai une idée, à toutes celles qui se font "cadenasser " à Paris, j'offre Le Rouge et le Noir ou Madame Bovary ! en prime : La Princesse de Montpensier. Tu peux le faire savoir...
Fin de l'échange. Grimace de mon voisin, sur ma dernière réplique. Comme d'hab, on peut avoir du rab. Ce soir, j'en prends pas. Préfère aller m'asseoir. Pas loin, sur le banc. Deviser, tout seul, sur les traditions du temps.
© Jean-Louis Crimon