Paris. Gallimard. Rencontre Erri De Luca. Lundi 13 Mai 2024. © DR.
En fait, me faut bien le reconnaître : je suis un homme chanceux. Dans la vie, tout ce que j'ai désiré, tout ce à quoi j'ai aspiré, tout ce que j'ai vraiment voulu, je l'ai obtenu. Sans gloire ni fierté excessive, mais avec la tranquille assurance de celui qui sait, dès le départ, qu'il part de très loin, et qu'il n'a que très peu de chances de réaliser, ne serait-ce qu'un centième, qu'un millième, de ses rêves d'enfant. Surtout quand la psychologue assermentée qui officie chez les curés du Petit séminaire, à la fin de l'année scolaire, (1960-61), écrit sans trembler sur la fiche de l'élève que je suis, après la série de tests prétendument d'intelligence : Débile léger.
Si ça ne vous tue pas un homme, ce jugement guillotin, ça vous scie bien la branche, comme aurait pu dire mon père jardinier. Retour à l'Ecole primaire du village pour préparer le seul diplôme jugé à ma portée, le Certificat d'études primaires, pour, dans la foulée, écclésiastique sentence, "apprendre un bon métier manuel comme celui de son père". En ce temps-là, charité chrétienne et amour du prochain, c'est tout un.
A 9 ans, Coupe du Monde de 58 oblige, dribbleur infatigable des arbres du verger transformé en Parc des Princes, je rêve de rencontrer Fontaine et Kopa. Rêves stupides et impossibles pour mes copains d'école. Un beau jour, un demi-siècle plus tard, Fontaine me parle longuement au téléphone, comparant nos enfances et nos dribbles, lui au Maroc, moi en Picardie. Il a beaucoup aimé "Verlaine avant-centre" et chaque fin de chapitre où je mets en scène la répétition des actions de jeu qui aboutissent à ses buts, 13 buts, en une seule Coupe du Monde, celle qui se joue en Suède. Kopa, ce sera une séance de signatures et un déjeuner mémorables au Salon du Livre de Fismes, près de Reims, et une autre rencontre à Paris, près de la maison de la Radio où j'officie.
A 15 ans, j'aimais les poètes et les chanteurs, et je rimaillais en solitaire des chansons sans musique. Me suis juré alors d'aller au devant de tous les grands du siècle. Comme spectateur le plus souvent. Un beau jour comme intervieweur, questionneur respectueux et audacieux à la fois, journaliste débutant. Ferré, Escudero, Mouloudji, Glenmor, Ribeiro, Fanon, Higelin, Beaucarne, Vigneault, Devos, Bedos, rencontres fabuleuses et conversations magnétiques.
Dernier rêve, ou plutôt rêve le plus récent dans la tête de l'enfant rêveur, bon septuagénaire devenu, rencontrer Erri De Luca, écrivain napolitain, et parler écriture avec lui. C'est arrivé le 13 mai dernier. L'enfant rêveur aux rêves plus grands que lui est vraiment un homme heureux. Chanceux et heureux. Un vieil homme heureux qui n'en a pas fini avec les rêves qu'il s'est inventé tout au long de sa vie. Le secret ou la clé : garder toujours, bien au chaud, bien à l'intérieur, bien côté coeur, son âme d'enfant.
Ce que tu ne dis pas, — ce que tu n'as jamais dit — c'est que Brel, Jacques Brel, un jour, est venu chanter à une cinquantaine de kilomètres de la petite ville où tu étais lycéen. Un déplacement en autocar était organisé pour aller au spectacle, comme on disait alors. Prix du concert, déplacement compris: 5 francs. Un billet de 5 francs. Le 5 francs Victor Hugo. Seul problème: tu n'avais pas l'argent. Tu n'avais pas d'argent. Tu as été l'un des rares à rester à l'Internat, ce soir-là. Tu n'as même pas eu l'idée d'emprunter ces foutus 5 francs à un camarade plus fortuné que toi, à un pion ou à un prof. Tu n'es pas allé voir Brel. Tu as manqué l'immanquable.
Le regret de toute une vie.
© Jean-Louis Crimon