Cette maison, au premier plan, sur la gauche, c'est elle, celle qui fut la maison de la famille Crimon, de 1950 à 1964. "Ma maison", comme j'aime à dire dans un excès d'appropriation très naïf, pour ne pas dire enfantin. En fait, il faut se faire une raison, cette maison a appartenu à d'autres que nous, avant nous, les Crimon, et à d'autres que nous, après nous. C'est le destin des maisons de survivre aux gens qui les font vivre. Elle en a vu défiler des gens et des générations, la maison, depuis le tout début des années 1900. En plus, elle ne nous a jamais vraiment appartenu, nous n'en étions que les locataires. Locataires à titre gracieux, à ce que m'en a dit un jour ma mère. Simple et très clair : en échange de l'entretien de la propriété, des jardins à faire, à bêcher, à semer, à planter, des légumes à prévoir pour Pâques et pour les vacances d'été, en échange de tous ces travaux de la terre, nous étions logés "gratuitement". Les vacanciers, les Parisiens, une grande famille de plusieurs adultes et de six enfants, pouvaient venir quinze jours en avril, et tout juillet-août, tous les légumes imaginables les attendaient. Ils occupaient alors la maison de Tante Laure, jolie longère mitoyenne de nôtre petite maison. Jolie longère dont la Tante octogénaire était la gardienne et l'unique locataire le restant de l'année.
Reste que l'entretien des jardins et du verger, deux cerisiers, un noyer et cinq pommiers, la récolte des fruits, faucher l'herbe, tailler les haies, refaire les bordures, soigner les dalhias et les bégonias, les iris et les chrysanthèmes, tailler les buis, arracher les pommes de terre, les rentrer à la cave, sans oublier de préparer le plant pour le printemps prochain, bêcher avant l'hiver, tous ces travaux à faire, en plus de sa journée de travail au cimetière, ça en faisait des heures à faire pour mon père. Jusqu'à tard le soir, jusqu'à plus voir, jusqu'à nuit noire.
- Ah ça, oui, on le paie cher, le loyer, oui, vraiment, on le paie cher, si on fait le compte des heures. Historique réplique de ma mère quand elle se mettait en colère. Colère que mon père écartait d'un geste de la main, mi-résigné, mi-philosophe : des sous pour le loyer, on n'en avait pas, fallait bien qu'il le paie avec ses bras.
© Jean-Louis Crimon