" Quai de la Tournelle
Tu pousses ta ritournelle
Quai des Grands-Augustins
C'était pas ton destin
Quai de la Mégisserie
T'aurais fait tapisserie
Quai Voltaire
T'aurais pas pu te taire
Pas d'quai Rousseau
Finiras pas le nez dans le ruisseau
Quai Saint-Michel
Aurait fallu te faire la courte échelle
Quai de Montebello
Juste pour "Ciao bello"
Quai d'la Tournelle
Tu pousses ta ritournelle..."
Marrant, te vient souvent comme ça, la chanson. Quand le vent est à l'Est. Rimes en ribambelle. Jolie ritournelle. Part sans demander son reste. La mélodie aussi. Se taille avec la pluie. Ne te laisse que des paroles pas très rock'n'roll. Entre Gavroche et Verlaine. Rictus ou Coûté. Petits refrains à écouter. A chantonner. Si tu retrouves la musique en allée.
À part ça, tu n'as pas encore d'Ouvre-boîte. Traduisez : "Bouquiniste remplaçant", celui - ou celle - qui ouvrira tes boîtes en ton absence. Histoire de faire prendre l'air littéraire à tes ouvrages en cage. Un bon ouvre-boîte, c'est précieux, mais l'espèce est en voie de disparition. Souvent, - du moins à ce que les anciens t'en ont dit -, on entre comme ça dans la profession. D'abord "bouquiniste remplaçant" avant d'être "bouquiniste titulaire". Titulaire d'un emplacement. C'est la ville de Paris qui attribue les emplacements. Autrefois à l'ancienneté. Désormais sur lettre de motivation et entretien pour mesurer, évaluer, jauger et valider les connaissances réelles du postulant, ou de la postulante, à la fonction.
Autre faiblesse du bouquiniste débutant que tu es depuis bientôt un an : tu n'as pas de partenaire pour faire "l'essuie-glace". Pour la chose, il faut un très bon voisinage. Voisine de gauche ou voisin de droite. Dans mon cas, c'est réglé, pas de voisin à droite ! Carla, trop âgée, ne vient plus ouvrir ses boîtes. Son fils doit passer. Récupérer quelques bouquins et vendre le reste. A gauche, la voisine est, disons cela élégamment, d'un commerce pas très agréable. Disons que le commerce des mots n'est pas le talent premier de celle qui fait carrière dans le commerce des livres. Pour preuve, les premiers mots, balancés, bille en tête, au premier jour de ton arrivée sur le quai :
- T'as pas le sentiment de prendre la place d'un jeune ?
- Tu trouves que j'ai déjà ma gueule de vieux ?
Mais tu t'égares. Laisse tomber les mesquineries de la mesquine. "Faire l'essuie-glace", c'est confier pour cinq ou dix minutes, la surveillance de tes boîtes, - et les ventes éventuelles -, à ce collègue ou confrère pas trop éloigné. A charge de revanche, bien sûr. Ainsi tu peux alller, en hiver, au bistrot d'en face, prendre un café bien brûlant, pour te réchauffer les amygdales et pour ne pas claquer du bec, ou en été, déguster une bonne bière qui désaltère, quand l'air est trop chaud et trop sec. Pourquoi cette expression "faire l'essuie-glace" est-elle en vogue sur le quai ? Simple, t'a expliqué Christian Nabet, un bon copain, lui, du quai de Montebello: "C'est parce que, quand y'en a un qui part, y'en a un qui r'vient ! Comme sur le pare-brise ! " Variante "libraire de plein air" de l'emploi de l'expression très usitée sur les courts de tennis. Pour une autre raison.
Pour le reste, Olivier, le fils de Clara, t'a définitivement vacciné: tu sais, sur le quai, avec tes voisins, simple, si tu veux pas d'ennuis, c'est "bonjour-bonsoir". Rien de plus. Et surtout pas de commentaire sur tes recettes de la journée. C'est un truc à se fâcher. C'est un milieu d'individualistes forcenés.
Au moins, avec une mise en garde pareille, t'es vacciné.
© Jean-Louis Crimon