- Plus de cinq ans que tu n'as rien écrit !
La remarque dépasse l'ordre du constat. Le ton souligne une certaine déception. Avec, à l'intérieur, comme un soupçon de reproche. J'ai dû répondre : Plus de cinq ans que je n'ai rien... publié ! En décomposant bien les trois syllabes du dernier mot : pu...bli...ié.
Mon éditeur a souri. De ce sourire qu'il a quand il ne me croit pas. J'ai aligné les titres et les genres Femme fatale, nouvelles, Du côté de chez Shuang, roman, Voix en impasse, poèmes, paroles, chansons sans musique, et Crimages, livre de photographies. Cri + Image = Crimage. Mes photos sont des cris. Cris d'amour. Cris d'humour. Cris de joie. Cris de peur. Cris de détresse. Cris de tendresse... Crimages, c'est pas dommage.
- Tu me montres ça quand ?
- Demain, si tu veux !
Mon éditeur s'est fait silencieux. A fait tourner longuement sa cuillère dans la tasse. Rituel matinal du café en terrasse.
Ensuite on a parlé "photo". Le fait que, ces dernières années, je me sois remis à la photographie, l'intrigue. Mon éditeur pense que les photos ne sont pas compatibles avec les mots.
Il a peut-être raison, mais je ne suis pas d'accord avec lui. Du reste, nous sommes rarement d'accord. En fait, nous sommes d'accord sur l'essentiel, mais nous nous accrochons souvent sur des questions de détails. Enfin, détails, pour lui, pour moi, ce sont des choses fondamentales. Des questions de sons, de musique. Moi, j'écris avec la voix. Flaubert avait bien son "gueuloir". Dans la phrase, dans "ma" phrase, c'est la voix qui crée le rythme, la petite musique de l'auteur. Ecrire, pour moi, dès le départ, c'est d'abord une mise en voix.
Dans mon roman, Oublie pas 36, publié en 2006, mon éditeur avait pris la liberté de modifier une de mes phrases. Sans même m'en informer. Je ne m'en suis rendu compte qu'une fois le livre imprimé. Je ne lui en ai jamais parlé, mais ça m'a fortement déplu. La phrase était devenue :
Au loin , la Suède dans une brume bleutée.
Ma phrase à moi, c'était :
Au loin, la Suède, dans une belle brume bleue.
J'ai horreur de la sonorité en "tée" du mot "bleutée", ça ponctue bizzarement, ça ponctue et ça tue. Surtout, ça tue la mélodie de la chanson de ma douce et belle allitération "belle brume bleue". Casse aussi la rime avec la phrase qui suit : Je suis à la fois triste et heureux. Au fond, j'aimerais que mes romans soient des chansons.
- Pour la photo, je sais, tu es sceptique sur la valeur de mes images. Dommage. J'ai reçu la semaine dernière de la part d'un grand photographe, le plus beau des compliments. Après avoir longuement regardé mon travail, il m'a dit : toi, tu écris avec les yeux.
© Jean-Louis Crimon