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6 avril 2023 4 06 /04 /avril /2023 08:57
Ma première carte d'immatriculation à la Sécurité Sociale : 16 septembre 1966.
Ma première carte d'immatriculation à la Sécurité Sociale : 16 septembre 1966.

Ma première carte d'immatriculation à la Sécurité Sociale : 16 septembre 1966.

Tout juste 17 ans. Depuis le 7 août dernier. Déjà salarié. Déjà cotisant. En ce temps-là, pas de Pôle emploi, pas d'ANPE, mais un endroit dans la ville qui s'appelle "Bureau de placement". L'homme qui me reçoit me pose une seule question : est-ce que tu sais dessiner ? Moi, sans réfléchir, je lui réponds : oui, dessin et récitation, les deux seules matières où j'étais premier ! Beau sourire des yeux et du bout des lèvres de la bouche qui m'a posé la question. L'homme m'indique alors l'adresse d'une entreprise de Bâtiments et de Travaux Publics qui recherche un jeune-homme "sachant dessiner". Pour lui, aucun doute, la place est pour moi. C'est comme ça que je suis entré dans le monde du travail. Il y a plus de 57 ans. Je m'en souviens comme si c'était hier.

A pied, ce n'est pas si loin, je vais jusqu'aux locaux de l'entreprise. Très vite, je me rends compte de ma méprise. L'homme qui m'accueille me dit : "donc tu sais dessiner, voyons ça, et il me déplie un plan d'une maison à construire. L'escalier, ici, qui donne sur l'extérieur, il est mal orienté, les futurs propriétaires le veulent dans l'autre sens, cette porte-fenêtre, sur le jardin, n'est pas au bon endroit, il faut la déplacer. Là, il faut percer une ouverture spacieuse entre salle et salon. Bon, au travail !"

Dans mon empressement à répondre à la question du chef du Bureau de placement, j'ai confondu dessin artistique et dessin technique. Heureusement, au Lycée, j'avais beaucoup aimé les cours de technologie, la coupe du critérium, la coupe de la pince à sucre à trois griffes, la coupe du robinet, et j'avais retenu trait plein, trait apparent, trait pointillé, trait caché, parties hachurées, pour distinguer les pleins des creux ou des vides. Je bénissais mon prof de Techno. Il s'appelait Juillet, notre professeur de Technologie. Il s'appelait Juillet et on était en septembre. Je bénissais Juillet à la mi-septembre et je trouvais ça bien.

En une demi-heure à peine, j'ai mené à bien le travail demandé. En remontant de l'index la monture de ses lunettes qui avaient glissé sur son long nez, Clément, le métreur, inspecta les modifications apportées et s'exclama dans le dialecte local : "Ch'est fin bien, min tiot père, on vo t'garder !" C'est comme ça que j'ai été engagé comme aide-métreur et aide-comptable. Une double fonction qui m'allait bien. Qui mettait un terme à l'angoisse de ma mère "Qu'est-ce qu'on va faire de toi !", après la lecture du verdict assassin du Conseil de classe et du Proviseur du Lycée : "Non admis à passer en classe supérieure, non autorisé à redoubler". Cancre de seconde C, viré sans autre forme de procès. Mais admis brillamment dans le monde du travail juste avant la rentrée.

 

Pourquoi je te raconte tout ça, Manu ? Pour que tu saches d'où je viens, d'où je pars, et d'où je parle. Je viens de très loin et à ce moment précis de ma vie je comprends que, pour moi, tout est écrit et tout est fini. Je serai employé de bureau. A vie. Toute ma vie. C'est mieux que de travailler dehors, a commenté avec un rien de fierté, ma mère, sans réaliser que c'était un peu humiliant pour mon père, manoeuvre, à l'usine textile, d'abord, puis sur les chantiers et plus tard, jardinier dans les cimetières militaires britanniques. Ne pas être soumis aux intempéries en automne ou en hiver, être à l'abri des fortes chaleurs, l'été, pour ma mère, c'était le premier avantage de l'employé de bureau, du bureaucrate comme on disait en ce temps-là, et ma mère était sensible à cette réalité non négligeable. Sans oublier de mettre en avant l'économie d'achat d'une paire de bottes et des vêtements de pluie, pas souvent offerts par l'entreprise, et inutiles pour un employé de bureau. Sans ignorer l'essentiel : l'importance historique pour toute notre famille de manoeuvres et de manants de la première marche dans le début de l'ascension sociale.

Un jour, Manu, je te dirai la vie de mon grand-père Sarde, mineur dans les mines de fer, en Sardaigne, puis en Lorraine, mort à 40 ans, à l'Hôpital de Nancy, le 11 septembre 1936, des suites d'un accident au fond de la mine, après avoir été amputé d'une jambe. Francesco Zanda qui avait fui l'Italie de Mussolini... pour trouver la mort, seul, sur son lit d'hôpital, puisque classé "sans famille en France".

 

© Jean-Louis Crimon

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