Lettres à Manu. La familiarité pourrait déplaire ou agacer, mais, en fait, à Amiens, on a été voisins. Ou presque. En tout cas contemporains. J'habite toujours la rue de ta grand-mère adorée. Tu devais passer devant chez moi quand tu allais chez elle. Tes parents habitaient la rue voisine. Je croise parfois ton père à la boulangerie ou à l'épicerie. Signe de tête discret en guise de bonjour. Doit pas être facile tous les jours d'être le père du président.
Fin des années quatre-vingt-dix, j'ai eu le bonheur d'animer une rencontre avec Paul Ricoeur. Mercredi 5 mars 1997. Intitulé de cette conférence-débat: "La justice, une vertu et une institution". Peut-être étais-tu parmi le public de ce soir-là. Peut-être est-ce ce jour-là que tu t'es dit qu'un jour tu travaillerais avec lui. Un philosophe, quand on n'a pas encore 20 ans, ça vous marque pour la vie. Un philosophe vivant. Les études s'arrêtent trop souvent sur la pensée des philosophes disparus, des penseurs qui ne sont plus. Toi, très tôt, tu es fasciné par les penseurs vivants.
Souvent, je me demande ce que penserait Paul Ricoeur de l'homme que tu es devenu. Du président de la République que tu es. De l'action que tu conduis. Des idées que tu défends. Tellement éloignées désormais de ce pour quoi Paul Ricoeur a vécu. La vertu, cette force morale qui fait que l'être humain tend au bien. Morale et politique, beau programme en licence de philo, mais tu le sais désormais, compagnonnage difficile une fois au pouvoir.
J'emploie le "tu" et ça pourrait m'être reproché. On ne tutoie pas le président de la République, sauf si on est un intime, ou si on est de sa famille. Ce n'est pas mon cas. Même si tu pourrais être mon fils et je pourrais être ton père.
On ne se connaît pas vraiment. On s'est croisé un soir de dédicace dans la plus grande Librairie de la ville. De ta ville. Tu signais - quelle audace ! - Révolution. Titre éminemment provocateur. Un ouvrage-programme, pas toujours bien écrit. Un livre sans doute conçu et rédigé dans l'urgence. Le relisant ces temps-ci, j'aime en dire à haute voix certains passages. Gaguesque. Tu devrais te relire de temps en temps. Tu comprendrais que l'écrit, ça engage, et surtout, ça laisse des traces.
" Je crois profondément dans la démocratie et la vitalité du rapport au peuple. Mais je veux retrouver ce qui fait la richesse de l'échange direct avec les Français, en écoutant leurs colères, en considérant leurs attentes, en parlant à leur intelligence." (Révolution. Nov. 2016. Emmanuel Macron, pages 33 et 34).
Tout au long de ce mois d'avril, j'ai décidé de t'écrire une lettre par jour. En toute liberté. Liberté de déplaire ou d'agacer. Tu n'es pas obligé de me lire. Pas obligé de me répondre. J'ai déjà une lettre de toi, président de la République, à la veille de ton premier voyage officiel en Chine. Je t'avais adressé "Du Côté de chez Shuang", mon petit roman chinois rêvé et composé à Chengdu, entre septembre 2011 et Janvier 2012, quand j'enseignais le français à l'Université du Sichuan. Roman dédié à Liu Xiaobo, Prix Nobel de la Paix toujours vivant quand a été publié mon roman. Ma requête était fort simple : je voulais qu'auprès de Xi Jinping, tu plaides la cause de la veuve de Liu Xiaobo et que tu puisses la ramener en France avec toi dans ton avion présidentiel. C'est mon côté grand naïf. Liu Xaobo, privé de soins médicaux, mort en prison de son cancer du foie, le 13 juillet 2017. A 61 ans. Après plus de huit années de détention. Liu Xiaobo qui a payé du prix de sa vie ses idées et ses rêves de démocratie. C'est finalement l'Allemagne qui accueillera Madame Liu Xiaobo.
© Jean-Louis Crimon