La conduite de balle, sous l'oeil expert de mon père, à gauche, dans le verger footballisé, pied gauche, pied droit, pour une tentative de dribble du mari de ma marraine, beau moment de l'entrainement d'un petit footballeur qui se rêve Fontaine, Just Fontaine, celui qui a marqué 13 buts en une seule Coupe du Monde, record absolu, jamais égalé, jamais battu. Coupe du Monde 1958, celle où tout est possible.
Les arbres du verger, cinq pommiers, deux cerisiers, un noyer, sont des joueurs de complément, souvent un peu trop statiques, mais si on joue bien en mouvement, on peut les voir jouer aussi. Quarante ans plus tard, dans Verlaine avant-centre, le petit footballeur dribblera les mots et les idées, rejouant inlassablement le match de l'enfance.
"Contre-attaque, je dribble le gros noyer, celui qu'on appelle Roger Marche, parce qu'il a de ces tirs à bout portant à vous marquer un but des quarante mètres si vous frappez trop fort en plein tronc, au lieu de faire glisser doucement le ballon sur l'écorce. Le bigarreau joue sur l'aile, près de la rivière. Il est facile à prendre en contre-pied, juste avant la remontée du talus : le terrain est en pente à cet endroit."
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"Pour effacer les pommiers qui persistent à jouer la ligne, il suffit de les passer en revue et de bien slalomer, balle au pied. Ils ne résistent pas au dribble court, le ballon collé à la chaussure. A chaque fois, après une belle série pied gauche, pied droit, je m'exerce à centrer en douceur pour moi-même, à ras de terre, puis j'accélère, je cours plus vite que la balle qui m'arrive, merveille, juste sur l'intérieur du pied droit, à l'entrée de la surface de réparation. J'enveloppe bien le cuir et croise à mi-hauteur, vers le montant gauche : but ! La frappe est belle. Le cerisier n'a pas bougé. Cette fois encore, je l'emporte facile, cinq à trois. J'ai marqué les huit buts."
"Le bonheur de la victoire est de courte durée. En un instant, mes coéquipiers redeviennent de simples arbres fruitiers, et le grand stade de mes exploits, un verger paisible. Ma mère a toujours les mots qu'il faut pour interrompre mes rêveries d'après-match : Piantoni, t'as fini ? Ton père t'attend pour aller tondre chez Debrie. "
© Jean-Louis Crimon