"Faites le portrait d'un personnage pittoresque de votre entourage". Tel était le sujet de la Rédaction que nous avait donné notre professeur de français. Un incroyable beau sujet. Sans hésitation, j'avais choisi notre voisine, celle que tout le village appelait affectueusement : "Ma Tante Laure". Celle qui priait à longueur de journée, égrenant chapelet sur chapelet, alignant les neuvaines comme d'autres les réussites, ces parties de cartes solitaires. La tante Laure était en fait la grand Tante de mon père et la marraine de son père à lui, mon grand-père. Au village, nous étions les seuls à avoir un vrai lien de parenté avec elle. La vie de Tante Laure était exclusivement consacrée à Dieu. La Tante était tout entière prière. Certains, pas très respectueux ni charitables, la disaient même bigote. Vieille bigote. C'est vrai qu'elle était vieille, mais moi, je savais qu'elle avait été jeune. Très jeune et très belle aussi. A moi seul, elle avait montré une très jolie photographie d'elle, prise pour ses 26 ans je crois. Mais c'était dans l'autre siècle, comme elle aimait à dire. Dans la fin des années mille-huit-cents. Maintenant, elle était devenue vieille et consacrait ses journées entières à la prière. Au Dieu auquel elle croyait. Dieu qui donnait un sens à sa vie. Sans doute à sa mort aussi.
Si par hasard une voisine charitable, - souvent ma mère -, lui apportait le soir une bonne soupe aux légumes toute chaude, elle s'exclamait le plus naturellement du monde : Dieu m'a entendue, il a exaucé ma prière ! Ce qui faisait rager ma mère qui ne croyait pas à une telle efficacité légumière des prières de la Tante. Ma mère qui maugréait entre ses dents pour ne pas que la Tante l'entende : "et qui les a épluchés les légumes ? et qui les a fait cuire à feu doux ? et qui l'a passée au moulin à légumes, la soupe aux légumes ? C'est la vierge Marie peut-être ! Avec l'aide de son enfant Jésus ?"
Mon professeur de français, suprême honneur, avait lu quelques paragraphes de mon petit chef-d'oeuvre - c'était ses mots - à toute la classe éberluée et bouche bée.
J'aimerais tant la relire aujourd'hui ma Rédaction perdue. Egarée sans doute du côté de Bavelincourt, chez les Valengin, les châtelains du village, que mes parents aimaient bien. Ma mère, pas peu fière d'être, d'une certaine manière, l'héroine première de la rédaction d'un élève de quatrième, son fils, avait dû la donner à lire à Madame Valengin qui aimait beaucoup les livres et la littérature. Mais, oubli de Dame Valengin ou bien nouveau lecteur, ou nouvelle lectrice, d'un autre village de la Vallée de l'Hallue, ma Rédaction n'est jamais revenue. Vallée de l'Hallue devenue Vallée de l'a lue.
C'est à cause de cette Rédaction perdue, du souvenir ému que j'en ai toujours gardé, que j'ai voulu devenir l'ouvrier des mots. Pour retrouver un peu du texte de ma copie double égarée. Pour donner un peu de vie éternelle à ma Tante Laure et à ma mère, à tous ces êtres humains connus et aimés dans l'enfance. Le reste n'a guère d'importance.
© Jean-Louis Crimon