Tu ne pensais pas qu'une vie, ça pouvait passer si vite. A peine le temps de comprendre comment ça aurait pu être un peu mieux, et toi-même un peu meilleur, que déjà, grand horloger Voltairien ou vraiment Dieu, le maître du temps de ta vie s'apprête à siffler la fin de partie.
"Le monde est une horloge et cette horloge a besoin d'un grand horloger", la formule est jolie, mais presque vaincu, tu n'es pas convaincu. Même dans sa version poétique, le point de vue de François-Marie Arouet te laisse sceptique.
"L'univers m'embarasse, et je ne puis songer
Que cette horloge existe et n'ait point d'horloger".
Toi, tu te vois plus modeste et tellement prétentieux. A dix ans, déjà, tu oses affirmer contre tous : Ce n'est pas Dieu qui a créé l'homme, c'est l'homme qui a créé Dieu. La gifle reçue ne t'as pas déçu. L'Abbé, grand prêtre du catéchisme, ne pouvait tolérer pareille offense. Soeur de blasphème.
Plus tu grandis en âge, plus tu vieillis, plus ça passe, plus les jours défilent, et plus tu penses qu'il n'y a rien après cette vie-ci. Que c'était une vie, ta vie, au début pas très facile, souvent cruelle, mais belle parfois aussi.
Ce matin, tu penses aux absents, ces absentés à tout jamais, que tu as connus dans ta vie et tant aimés, de leur vivant. Avant qu'ils ne s'effacent dans le grand néant. Tu as cru longtemps à la force de l'écriture, au pouvoir des mots, à la toute puissance de l'artiste, pour tutoyer une forme d'éternité. Mais tu sais très bien que tes petits romans ne feront pas une ligne dans l'Histoire de la Littérature. Tu t'amuses à penser qu'une ultime phrase serait la phrase ultime.
Incapable d'écrire, il attendit la fin de sa vie pour la relire.
© Jean-Louis Crimon