Dès que je sors de la petite maison blanche aux murs en torchis pour traverser la rue de Franvillers et rejoindre la cour de l'école, les mots-coups de poing me pleuvent dessus : "Gougnou, Gougnou, Gougnou..." Je ne bronche pas et je m'aligne dans la file en baissant la tête. Que faire d'autre ? C'est d'une cruauté rare et d'une bétise crasse. Vraiment dégueulasse. Une torture quotidienne. A peine si les adultes prennent ma défense. Je ravale mes larmes, je planque ma haine, je cache ma peine, ma vie est dure, mais j'endure, semaine aprés semaine.
Le mot "harcèlement" n'existe pas encore. Plus tard, j'apprendrai la définition : " violence verbale, physique ou psychologique. Cette violence commence au sein de l'école. Elle est le fait d'un ou de plusieurs élèves qui se choisissent une victime qui ne peut se défendre."
Toutes ces moqueries, ces insultes, ces humiliations, il me faudra les subir pendant dix ans, quinze ans, et jusqu'à mes 20 ans, mes parents, ma mère surtout, excluant toute opération. "Si ça rate, ce sera pire qu'avant !" Ajoutant pour justifier le fait de ne rien faire, de ne rien tenter : "Avec des verres fumés, ça atténuera. Sera suffisant." Un jour, je me lève et je dis : "Maintenant, ça suffit, j'ai trop souffert, trop subi, trop pleuré, je veux me faire opérer." Ma première décision d'homme. Les parents n'ont pas moufté.
La seule qui me comprend, tout au long de ces vingt ans de malheur, c'est ma maison. Toujours à prendre ma défense. A claquer la porte du couloir bien vite derrière moi pour que mes sanglots ne s'entendent pas dans la rue. Une année, pour leur montrer ce que Gougnou pense d'eux, ces lâches, ces crétins, ces abrutis, avec ma maison, on a collé sur la fenêtre de ma chambre une affiche géante de ma photo de bigleux. Pour que je les regarde d'en haut. Pour que je leur rigole dessus de toutes leurs bassesses.
Pour l'affiche qui leur fout la fiche, bien sûr, c'est pas vrai, je ne l'ai pas fait en vrai. Même si j'en ai eu l'idée et si souvent l'envie. C'est un montage, un beau photo-montage. Réalisé à plus de 70 ans. Pour venger mes 10 ans.
© Jean-Louis Crimon