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30 juillet 2022 6 30 /07 /juillet /2022 08:57
Robert Doisneau et un verre de vin sur le zinc. Paris. 1950. © DR

Robert Doisneau et un verre de vin sur le zinc. Paris. 1950. © DR

Je t'écris du cimetière où ta fille Juliette, ma mère, a fait graver, de son vivant, sur le devant de la tombe qu'elle partage désormais avec mon père, Georges Crimon, son prénom et ton nom. Pour l’éternité, elle est enfin ce qu’elle a rêvé d’être toute sa vie : Juliette Zanda.

Ce beau nom que tu ne lui as pas donné, elle se l’est octroyé, effaçant pour cela son nom de femme mariée, pour prendre enfin ce qui aurait dû être sa première identité. Plus de nom d’épouse, la mort n’en sera pas jalouse. Identité première. Identité dernière.

Plus tard, le soir, accoudé au comptoir de l’unique endroit à boire du village, comptoir autrefois appelé, tu t’en souviens, le zinc, je me repasse le film de ta vie, trajectoire éclair dans un temps qu’on pensait immobile. Ce temps où c’était le zinc de Sardaigne qui coiffait les toits de Paris et qui habillait les comptoirs des bars et des estaminets. Les couvreurs-zingueurs fignolaient les pliures et les soudures du comptoir aussi parfaitement que les membrons et les entablements des toitures. Le membron sert d’ourlet à la toiture et protège des ruissellements de pluie et des inondations. Parfait aussi pour le rebord du comptoir du bistrotier ou du cafetier. Prendre un verre ou boire une bière sur le zinc est entré dans les habitudes langagières autant que dans les coutumes sociales. Même si, en fait, le matériau utilisé pour faire les dessus de comptoir d'un Bar ou d'un Bistrot, sera plutôt, au tout début, un mélange de plomb et d'étain fondu.

 

Sur le zinc, tiens, j’aurais bien pris un café avec toi, mon grand-père inconnu, ou un verre de vin, dans un de ces verres anciens où le fond épais fait loupe. A la loupe de nos verres à pied, on aurait scruté les chemins creux de ton enfance de fils de chevrier et de sabotier. Tu m’aurais parlé de ton père Antioco et de ta mère Rosa. De tes frères Vincenzo et Mario. De ta petite soeur Maria.

Je t’aurais montré mes premiers poèmes, mes préférés, les raturés. Mes premières ratures. Tu m’aurais sans doute dit sans rire : " Lis tes ratures". Je t’aurais parlé de mon petit vélo rouge, cadeau de mes parents pour mes dix ans. Je t’aurais raconté comment un été, nous sommes partis en vacances près du village de naissance de ma mère, du côté de Bouligny, de Joudreville, et de Piennes, et comment nous avons parcouru durant de longues heures les allées de plusieurs cimetières à la recherche de ta tombe. De ton nom gravé dans la pierre, entre deux dates, celle de ta naissance et celle de ta mort. Recherches désespérément vaines qui débordaient de grosses larmes de vraie peine, ruisselant sur les joues de ta fille, ma mère.

Je t’aurais parlé aussi de mon enfance à moi, enfance souvent cruelle, trop pleine de moqueries et d’insultes à cause de mes yeux. Mes yeux de travers. Je t’aurais raconté le football quand on dribble les arbres ou lorsqu’on joue avec eux en frappant le ballon sur l’écorce, comme au billard.

Le verger que ma mère appelle la pâture, c’est notre terrain, notre Parc des Princes, notre Stade Auguste-Delaune. Nous y pénétrons en petites foulées, mon père et moi, après les travaux du soir au jardin. Short blanc et maillot rouge et blanc. Chaussettes rouges à parements blancs. Chaussures à petits crampons en cuir. Deux petites mi-temps de dix minutes chacune. Quelle que soit la saison. Même l’hiver, quand le terrain est tout blanc. « Sont fous avec leur foot, vont attraper mal ! », peste la mère que ça met en colère. Surtout les soirs glacés, quand c’est la neige qui éclaire le terrain, car le verger n’est pas équipé pour les matchs en nocturne.

J’aurais aimé que tu me fasses vivre les chants polyphoniques des bergers Sardes, que tu m’expliques comment le choeur des hommes reprend la première phrase du leader et pourquoi ils ont la main droite sur l’oreille quand ils chantent a cappella. Simple mélodie reprise par tous, a cuncordu, improvisation poétique chantée, chant de travail, chant de fête, berceuse ou chant funèbre, compétitions poétiques de plein air, dans les villages. Tu devais être un bon chanteur. Tu devais être une bonne voix. Une voix des quatre voix du canto a tenore. Quatre voix appelées basse, contra, mesu oche et oche, basse, contre, voix moyenne et voix.

J'aurais aimé que tu m'aides à trouver ma voix.

 

© Jean-Louis Crimon

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