Bouligny. Francesco Zanda. Date de demande de sa première carte de séjour : 9 août 1926. © DR
Un beau jour, le miracle se produit. Une photo de toi arrive jusqu'à moi. Découverte fortuite et fabuleuse à la fois. Archives de la mairie de Bouligny. Ta Fiche d'entrée sur le territoire français délivrée par le Préfet de la Meuse, en date du 31 mai 1929. Ta Fiche d'entrée avec ta photographie agrafée dans le coin supérieur gauche. Un grand front, les cheveux brossés en arrière, une petite moustache étonnante et un regard que je trouve beau. Oui, un beau regard. Profond. Un regard qui semble s'évader bien au-delà de l'objectif du photographe. Au crayon, deux mentions : date de la demande carte, 9 août 1926, et au-dessus, une nouvelle date : 11 mars 1929. Seconde mention : parti à Piennes le 30 octobre 1929. Juliette, ta fille, ma mère, née à Bouligny, de Berthe Leloup, a tout juste un an, depuis le 2 août. Pourquoi partir pour Piennes ? Pour y rejoindre Jeanne Bourgeois qui, le 13 décembre, va donner naissance à ton fils, prénommé François. Jeanne Marie Louise Bourgeois, sans profession, née Lantéfontaine, le 20 juillet 1902, domiciliée à Piennes, 9 rue d'Alsace. Où tu habites désormais. Entre Berthe et Jeanne, tu as choisi Jeanne. Entre Bouligny et Piennes, tu as choisi Piennes.
Bien sûr, mes lettres sont restées sans réponse. Là où tu es, si tu es quelque part, on n’écrit pas à ceux d’en bas. A supposer que toi, tu sois en haut. Le fait que tu n’aies pas eu de vraie tombe, dans un vrai cimetière, me fascine chaque jour davantage. Fosse commune, pour un destin peu commun, n’est pas une fin commune.
Je pense souvent à ce jour-là où on t’as mis en terre. Etait-ce dans l’enceinte de l’Hôpital ? Là où tu es mort. Etait-ce dans le carré des indigents ? Est-ce qu’au moins il y a eu deux ou trois humains pour accompagner ton cercueil ? Un camarade de la mine, un prêtre, un enfant de choeur ? Est-ce que tu es mort seul dans ta chambre d’hôpital, te plaignant de souffrir, comme Rimbaud, de ta jambe amputée. Est-ce que tu as dit comme tous les amputés : « j’ai mal à la jambe que je n’ai plus » ? Est-ce que quelqu’un t’a tenu la main pour le passage ? Est-ce que tu t’es senti mourir ? Est-ce que tu as revu des images de ton village de Sardaigne ? Est-ce que tu as eu la force de redessiner mentalement les rues de Fluminimaggiore, et d’abord cette petite rue près de l’église où tu es né et où tu habitais, enfant et adolescent ? Est-ce que tu as revu, un à un, comme on égraine un chapelet vivant, les visages de tous ceux que tu as connus et aimés dans ta vie de jeune sarde ? Antioco, ton père sabotier et chevrier ? Maria, ta mère. Vincenzo, ton frère le plus proche de toi ? Maria, ta petite soeur, la seule fille de la fratrie ?
A quoi as-tu pensé au moment ultime, au moment du dernier souffle, à l’instant du dernier soupir ? Je ne pourrai jamais le savoir. Je ne le saurai jamais. Sur qui ou sur quoi as-tu porté ton dernier regard ? Questions inutiles puisque forcément sans réponse.
Une seule certitude pour moi, ton petit-fils, je me dois d'écrire l'histoire. Ton histoire. Je me dois de redonner vie à ta vie. Je dois écrire le roman de ta vie. Le roman de Zanda le Sarde. Sûr, ça me tarde. Il est temps. Il est grand temps.
© Jean-Louis Crimon