Grand-père Zanda, grand-père à tout jamais inconnu, j'aurais aimé que tu me racontes comment Buggerru et son sous-sol riche en minerai, ont pu jouer un tel rôle dans l'Histoire de la Sardaigne. Comment ce petit port de pêche en contrebas de la "chaîne de malfidano", donne son nom à la mine la plus importante de la région. Paysage aride, depuis longtemps déforesté. Sans avenir. J'aurais aimé apprendre de ta bouche comment tes parents et tes frères ont décidé de troquer leur vie de chevrier et de sabotier pour l'aventure minière. Comprendre autrement qu'en lisant les versions officielles des guides touristiques. L'histoire vécue forcément supérieure à la version officielle donnée un siècle plus tard.
Me faut donc me résoudre à lire les brochures des Offices de Tourisme. Y apprendre que le développement de la commune, créée en 1864 en tant que commune minière, est entièrement lié à la découverte par Giovanni Eyquem dans les montagnes des environs, de minerai de plomb et de zinc, la "calamine". En français, calamine et calamité commencent de la même façon. D'emblée, je n'en tire aucune conclusion. Cette même année 1864 voit la naissance d'une société anonyme pour exploiter cette ressource nouvelle, la Società Anonima delle Miniere di Malfidano. Dès cette époque, le village semble avoir été dénommé "le petit Paris". Le zinc de Sardaigne sur les toits de Paris.
Tout commence en 1877, par la construction d'un lavoir à minerai, sur la falaise face à la mer. La Société des Minerais en Sardaigne est née. L'exploitation industrielle peut commencer. Le développement de l'industrie minière dans le sud de la Sardaigne se trouve dès le départ facilité par la présence de minerais de métaux et de charbon, dans le bassin minier du Cagliaritano. La population va alors connaître une très forte croissance.
L'année 1904 est à tout jamais marquée par la « tuerie de Buggerru », le 4 septembre 1904. Ce jour-là, c'est dans le sang que la grève des travailleurs de la mine Malfidano est réprimée. Les mineurs protestaient contre la réduction de leurs temps de pause imposée par le directeur de la mine, Achilles Giorgiades, nommé par la "Société anonyme des mines de Malfidano."
Cette grève des mineurs avait été annoncée par Alcibiade Battelli, secrétaire de la Ligue de résistance de Buggerru dès l'annonce par le directeur du changement d'horaire. De son côté, le directeur avait fait venir deux compagnies de carabiniers armés de fusils et baïonnettes, qu'il avait obtenu de la préfecture pour contrôler et maintenir l'ordre public, à la suite d'un vol de dynamite, selon les explications du ministre de l'intérieur, explications postérieures aux événements. La manifestation qui devait être pacifique a rapidement dégénéré à la suite d'un jet de pierre dirigé vers les fenêtres de l'atelier du charpentier de la mine, pour se terminer par un ordre de feu et des coups de feu tirés par les militaires. Le 4 septembre, trois des mineurs grévistes, Felice Littera, Salvatore Montisci et Giustino Pittau sont tués, et un quatrième, Giovanni Pilloni, va mourir un mois plus tard, de ses blessures non soignées.
Cette répression n'était pas la première dans le sud de la Sardaigne, mais les tensions politiques du moment entraînèrent la CGdL à la présenter comme énième exemple d'injustice patronale déclenchant ainsi la première grève générale de toute l'Italie, le 16 septembre 1904.
La version officielle, du gouvernement de l'époque, par la voix de Giovanni Giolitti, ministre de l'intérieur et président du Conseil italien, sera que « ce sont les grévistes qui ont attaqué les soldats envoyés pour maintenir l'ordre public gravement menacé par un vol de dynamite. Attaqués, les soldats, sans ordres de leurs supérieurs, ont fait spontanément usage de leurs armes pour se défendre ». Giolitti qui résume et justifie en une dernière petite phrase la tuerie : « il s'est agi d'un conflit avec la force publique, qui se trouvait normalement sur les lieux ». Le Préfet a été missionné pour conduire une enquête, alors que le commandant des carabiniers mettait en état d'arrestation les militaires coupables, mais cela n'empêcha pas la grève.
En 1928, c'est la société Pertusola qui dirige les mines de Buggerru. En 1955, la société Piombo Zincifera Sarda prendra en charge les mines de Buggerru. En 1977, les filons de minerais sont épuisés, la station de lavage ferme. C'est le début de la fin de l'histoire minière.
Il faut savoir prendre le temps de se recueillir devant ce monument couché à la mémoire de ces trois premiers morts du 4 septembre 1904, oeuvre du sculpteur italien Giuseppe Dessi. Trois corps humains allongés dans l'herbe pour une sieste éternelle. Aujourd'hui, la commune vit désormais du tourisme qui valorise les paysages et quelques plages locales, le Canyon et les mines de Malfidano, la galerie, la Galerie Henry, galerie de roulage de 50 mètres de long en bordure de mer, le port et sa marina ainsi que quelques autres reliques et installations minières que l'on peut visiter, de même que les ruines d'anciens villages de mineurs : Caitas, Malfidano, Planedda et Monte Regio.
Ne t'en fais pas, Francesco Zanda, mon grand-père inconnu, mineur des mines de plomb et de zinc de Buggerru, mineur des mines de fer de Piennes et de Bouligny, mort amputé à l'Hôpital de Nancy, le 11 septembre 1936, ce n'est pas le tourisme qui m'incite à venir en Sardaigne mettre mes pas dans tes pas. C'est pour te saluer, toi, par qui je suis, par qui je suis ce que je suis, c'est pour te dire merci d'être passé par ici, d'avoir fui les milices fascistes de Mussolini, et d'être venu en Lorraine semer quelques graines de vie. A commencer par ma mère qui jamais ne porta le beau nom de Zanda.
© Jean-Louis Crimon