C'est le jour de ma communion solennelle, le jour du mauvais tour que m'a joué grand-père Maillet. Mon grand-père d'adoption. Mon vrai grand-père, grand-père Crimon, est mort très jeune. En 1922. L'année de naissance de mon père. Mort des suites du gaz moutarde de la première guerre mondiale. Gaz moutarde utilisé pour la première fois en Belgique, près d'Ypres, d'où son nom de gaz Ypérite. Terreur des champs de bataille. Même si, ont noté les historiens, ces gaz de combat n'ont été responsables que d'un petit nombre de morts. Petit nombre, tout est relatif : 90.000 morts sur les 10 millions de soldats tués dans la grande boucherie de 14-18.
Edouard avait donc épousé Edith, jeune veuve avec déjà deux enfants, Maurice, l'aîné, et Georges, le cadet, Georges qui sera mon père. Le jour de la communion solennelle, au beau milieu de l'après-midi, au moment où nous venions de regagner le choeur de la Cathédrale, grand-père Edouard, jusque-là irréprochable, ne se sentit soudain pas très à l'aise dans ses habits d'ouvrier. Pour la première fois de sa vie, la seule sans doute, Edouard eut honte de ne pas être comme les autres hommes, en impeccable costume croisé. Grand-mère Edith eut beau lui labourer les côtes de plusieurs coups de coude, rien n'y fit : Edouard était têtu, il ne bougea pas de son banc.
Ce qui devait arriver arriva. Je suis le seul petit séminariste à me présenter devant Monseigneur l'Evêque sans parrain de confirmation. Entorse scandaleuse au rituel sacré. Je suis le mouton noir au milieu du troupeau d'aubes blanches. Tremblant de toute mon âme, je m'avance quand même - que puis-je faire d'autre ? - vers monseigneur l'Evêque, assis sur son trône, la main droite posée sur la crosse d'or et d'argent, le regard d'une sévérité terrifiante.
- Et le parrain ? Où est le parrain ?
Mort de honte, j'esquive : Je ne sais pas. Peut-être qu'il n'a pas pu venir. Mensonge. Mensonge, et nouveau péché. Je suis à nouveau pécheur.
Placez votre main sur son épaule, lance alors l'Evêque au parrain de l'enfant qui me suit, dans la longue file indienne des aubes blanches. J'étais sauvé. Je bénissais le Ciel et la lettre C de mon nom de ne pas m'avoir placé en dernière position du cortège des Confirmants. Je trouvais géniale l'astuce de monseigneur l'Evêque, volant à mon secours, dans un réflexe aussi pastoral qu'inespéré. M'agenouillant, je baisais d'une piété redoublée son anneau d'or. J'allais pouvoir enfin lever la main droite sur le Livre Saint et dire à haute et intelligible voix la formule sacrée, cette formule déjà prononcée par une dizaine de mes camarades. Cette formule maintes fois répétée au cours de notre retraite préparatoire. Cette formule qui allait me faire entrer pour toujours dans la grande famille de Dieu.
Trop sûr de moi - péché d'orgueil - et, c'est vrai, un peu perturbé par le fait que grand-père Edouard n'ait pas tenu parole, et ne soit pas venu poser sa grosse bonne main d'ouvrier sur mon épaule, je clame le plus naturellement du monde, d'une voix claire et forte : Je jure fidélité à Satan et je renie Dieu pour l'Eternité.
Dans le regard de l'Evêque, je comprends que quelque chose d'anormal vient de se produire, quelque chose de grave qui n'était jamais arrivé auparavant. Mais pourquoi ? Pourquoi donc à cause de moi ? J'eusse souhaité mourir sur-le-champ, pour expier d'un seul coup ce qui devait être le plus grand des péchés mortels. J'essayais, dans un dernier sursaut, de rassembler mes faibles forces. J'étais désemparé, perdu, terrorisé, sans conviction devant l'irrémédiable - il y a diable dans irrémédiable.
En vain, je tentais de reprendre le bon ordre des deux phrases. Je m'évertuais à replacer Dieu au bon endroit, pour effacer l'horreur de ce que ma bouche venait de proférer. Je n'y arrivais pas. J'étais sans voix. L'erreur était impardonnable. Je ne méritais aucun pardon.
© Jean-Louis Crimon
Rue du Pré aux chevaux. Roman. (Pages 16,17 et 18). Le Castor Astral. 2003.