C'est mon histoire. L'histoire d'un photographe qui va passer quarante années de sa vie au stade du négatif. Par manque d'argent – le comble au temps de l'argentique –, puis par manque de temps, le photographe débutant ne développe que les négatifs. Négatifs soigneusement séchés et rangés dans les pages cristal des classeurs Paterson. Trente-six vues découpées en bandes de six. Incontournable rituel de celui qui vit dans l'instant et se prépare pour plus tard. Aujourd'hui, une dizaine de classeurs Paterson, contenant chacun une centaine de pages, protégeant chacune six bandes de négatifs découpées en six vues, sont toute ma richesse. 36.000 photographies. Si seulement une sur cent vaut la peine d'être vue en tirage papier, cela fait 360 photos. Une photo par page. Un beau livre d'images de 360 pages. Pour en finir avec l'histoire d'un photographe qui passa la majeure partie de sa vie au stade du négatif. L'histoire ferait un beau roman. Un roman que le photographe qui vécut sa vie au stade du négatif n'écrira sans doute pas, étant au fond de cette race d'écrivains qui écrivent avec leur vie les livres qu'ils ne publient jamais. Livre unique, édité à un seul exemplaire, sans être obligé de chercher à plaire. Ce qui n'est pas pour lui déplaire. Pour me déplaire.
Pourtant, je sais bien qu'il me faudra l'écrire un jour, ce livre, ce roman. Un livre où mes "argentiques" côtoient et tutoient mes "numériques".
© Jean-Louis Crimon