Le mot harcèlement n'existe pas encore. Dès que tu sors de la petite maison blanche aux murs en torchis, pour traverser la rue et entrer dans le périmètre de la cour de l'école, les mots-coups de poing te pleuvent dessus. "Gougnou, Gougnou, Gougnou..." Tu ne bronches pas et tu t'alignes dans la file en baissant la tête. Que faire d'autre ? C'est d'une cruauté rare et d'une bétise crasse. Une torture quotidienne. Personne ne prend ta défense. Calvaire de tes années de primaire. Boule au ventre et rage au coeur, tu te jures qu'un jour, tu reviendras en vainqueur.
Tu as toujours 7 ans et ta maison, tu l'aimes toujours autant. Tendrement. Comme une personne. Tu la trouves belle. Sa forme. Sa structure. Ses fenêtres. Pourtant, il n'y a pas l'eau courante. Seulement une pompe dans la cour. Des murs en torchis et un grenier en terre battue. Un couloir étroit. La quitter, quitter le village, quitter la vallée de l'Hallue pour une autre vallée, la vallée de l'Ancre, fut un véritable arrachement. Mais tu n'as rien montré. Rien montré à ton père, rien montré à ta mère, rien montré à ta sœur et rien montré à ton petit frère. Tu t'es seulement juré, l'année de tes 14 ans, l'année du déménagement, qu'un jour, tu écrirais. Tu écrirais pour que ta maison soit éternellement la vôtre. Qu'elle soit éternelle. De cette belle éternité éphémère des romans.
Septembre 2016. Tu es à nouveau devant chez toi, mais ce n'est plus chez toi. La maison n'est plus ta maison. Tu te retrouves face à tes 7 ans et si un bon demi-siècle de temps humain s'est écoulé, tu t'étonnes d'être dans la peau d'un vieux monsieur à qui l'on dit "vous". Tu n'oses pas dire pourquoi, dans ton coeur, tu habites toujours cette maison. Ses nouveaux habitants ne comprendraient pas. Te trouveraient bizarre. Elle n'est plus ta maison. Tu dois te faire une raison. Elle ne sera jamais plus ta maison.
Vraiment étrange, en partant, en tournant le regard, en tournant les talons, tu as eu la curieuse sensation que la maison te regardait t'éloigner. Qu'elle te chuchotait quelque chose comme... alors, tu m'abandonnes encore.
© Jean-Louis Crimon