Amiens. Le Courrier Picard. 3/4 Nov. 1979. Page 17. © Jean-Louis Crimon
C'est ma première critique de théâtre. Je ne suis pas trop sûr de mes compétences en la matière. Je ne sais vraiment pas comment peut s'écrire une bonne critique de théâtre. Jusqu'à présent, depuis mon arrivée au journal, quatre mois déjà, j'écris à l'intuition. Au feeling. Je n'ai aucune technique. Juste un petit talent personnel. Je n'ai pas fait d'Ecole. D'Ecole de Journalisme. J'apprends sur le tas. Avoir quitté le professorat de philosophie pour le journalisme est un pari en forme de défi. Le jour où il m'a engagé, dernier samedi de la fin juin, le rédacteur en chef m'a juste demandé : Vous savez écrire ? J'ai répondu "Oui, mais comme un prof de philo, peut-être pas comme un journaliste." Ajoutant pour relativiser l'aveu :" Je ne demande qu'à apprendre".
Ma critique a beaucoup plu. Au rédacteur en chef, à mes confrères de la locale, et surtout aux acteurs de ce énième Godot. Premier pour moi à tout jamais dans la galaxie de toutes les mises en scène possibles.
TITRE : Un Godot peut en cacher un autre
SOUS-TITRE : A bord de la péniche-théâtre, on joue la pièce de Samuel Beckett "En attendant Godot".
ACCROCHE : Godot dans la gadoue. Une tranche de vie entre deux rectangles de boue, à vous redonner le goût d'un certain théâtre. Pour ne plus être les éternels assis. Pour nous lever et nous laver de notre glaise quotidienne et être aussi ces hommes de boue, debout.
PAPIER : A bord de cette péniche-théâtre, Farré et ses complices glissent sans fin dans une glaise qui n'est pas feinte. Spectacle qui vous colle littéralement à la tête et à la peau. Spectacle qui éclabousse, pas seulement ce qu'il nous reste de cervelle, mais aussi les involontaires acteurs des premiers rangs, régulièrement aspergés de païennes bénédictions.
En attendant, Godot, on l'attend toujours. Etrange aventure que celle de cette pièce de Samuel Beckett. D'abord, on la boude, ensuite on l'acclame. Paris, Londres, New-York, de 1953 à 1956, vont en faire un "classique. Mais aujourd'hui, le tragique et l'absurde de l'attente de ces deux clochards, mis en scène avec sérieux et dignité pendant très longtemps, est ici, proprement traîné dans la boue. Et c'est pas dommage.
INTER-TITRE : Farré effarant
La mise en scène de Mireille Larroche est un pavé superbe dans la mare du tragique en redingote. A l'intérieur de cette péniche où les spectateurs se font face, quatre hommes s'enlisent dans un décor où la frontière entre tragique et comique n'a plus place.
Une démystification salutaire où la mise en scène est mise en vie. Car Estragon et Vladimir (Farré et Kopf), sont. Ils sont. Ils ne jouent plus. Ils sont vraiment. Ils pataugent dans ce décor de glaise ou de boue comme dans l'existence : l'homme a difficilement prise. Il glisse, tombe, mais se relève. Comme si ce qui se dérobe sous ses pas pouvait être inlassablement repris. Faut s'accrocher, comme on dit. Dans tous les sens.
Contre toute attente, on n'en finira sans doute jamais de l'attendre ce mystérieux Godin... pardon... Godet... je veux dire Godot. Car Godot ne viendra pas ce soir. Même si l'on sait bien que dans le texte même de la pièce de Beckett, Godot ne doit pas venir, on se laisse facilement prendre au piège tendu par ces deux clochards. Si Godot est celui qui ne vient pas et qu'on attend quand même, on se prend à rêver : "Et si Godot venait ?"
C'est peut-être la force de cette musique (de Robert Wood), qui ponctue et rythme le texte, qui cesse alors d'être un texte pour devenir paroles. Et si un jour on chantait Godot ?
INTER-TITRE : La conconcondition humaine
Théâtre de l'absurde ou absurde du théâtre, où nous sommes ceux qui attendons, ceux qui attendent. "Mais n'anticipons pas", dirait Lucky (Gérard Surugue), dans cette remarquable tirade sur "l'Ek-sistence", "telle qu'elle jaillit des récents travaux publics de... Hors du temps de l'étendue... couronnés par l'Académie d'Anthropopopométrie, de Testu et Conard... Conard... Conard...
Pozzo (Georges Dufose), se prend aussi à attendre : "Moi-même, à votre place, si j'avais rendez-vous avec un Godin... Godet... Godot... j'attendrais qu'il fasse nuit noire pour abandonner..."
Plus tard, quelqu'un viendra pourtant, non, pas Godot mais un enfant (Manuel Bleton trouve là le ton juste), comme une séquence du Petit Prince dans Beckett. Godot ne viendra pas : quelqu'un qui vient, on ne peut plus l'attendre.
Godasse, gadoue, Godot... même les sons s'enlisent - et se lisent - dans cette boue authentique. Eternelle attente de celui qui ne viendra pas. Godot a mis les bouts.
© Jean-Louis Crimon
PUCE : Deux représentations de cette pièce seront données ce soir et dimanche après-midi, 16 h, à bord de la péniche-spectacle amarrée au port d'amont.