Amiens. L'ouverture de la chasse. Courrier Picard. 6 Octobre 1980. © Jean-Louis Crimon
Je ne sais plus comment cette façon de faire du journalisme m'est devenue naturelle. En deux ans, de fait, bon an, mal an, j'avais dû écrire mille et un papiers sur mille et un sujets. Pas vraiment épuisé la diversité et la richesse de la vie locale, mais se retrouver face à face avec la même actualité, de semaine en semaine, de mois en mois, de marronier en maronnier, la grande brocante d'Avril, appelée "réderie", les grandes manifestations syndicales du 1er Mai, fête du Travail et fête des travailleurs, le Tour de France qui fait étape dans la ville, la grande enquête sur le prix des chrysanthèmes pour la Toussaint, la qualité des sapins de Noël, la semaine du blanc début janvier,
Faire les choses, les vivre, partager un peu de temps et d'espace, vivre l'événement avec les gens, non pas se contenter de les regarder vivre pour les décrire, mais au contraire faire un bout de chemin avec eux pour les raconter de l'intérieur. Etre dans la manifestation et pas derrière le cordon de gendarmes mobiles ou de CRS, faire le pélerinage de Lourdes dans les pas des pélerins. Être parmi eux, au milieu d'eux, et témoigner de ce qu'on voit et de ce qui se vit, pour eux, fabuleux métier. Faire l'ouverture avec les chasseurs relevait sinon de l'exploit, du moins d'une certaine inconscience. Relative, mesurée ou calculée. Le journaliste ne serait pas bredouille.
La journée fut grandiose. Franches tranches de rigolade entre de bons camarades. Quelques coups de feu, forcément. La mort à l'orée du bois ou à la lisière du champ. Le soir, à la rédaction, le papier s'écrit tout seul. Un rien malicieux, pour ne pas dire ironique. Le titre déjà indique l'angle. Traiter le chasseur de "drôle d'oiseau" est pour le moins "osé". La chute, un peu moralisante ou naïve. Rêver de convertir un chasseur à la chasse photographique, rêver de voir un chasseur cesser d'appuyer sur la gachette pour préférer le déclencheur de l'appareil photo, le voir renoncer pour toujours à son fusil pour se mettre à la photo, c'était fou, complétement fou. Mais je l'avoue, en ce temps-là, je me plaisais, je me complaisais, dans les idées de cette folie-là.
L'encadré avec les paroles de la chanson de Tachan, Henri Tachan, rencontré et interviewé lors de son concert au Cirque, sans doute, c'était trop.
" La chasse, c'est le défoul'ment national, c'est la soupape des frustrés,
La chasse, c'est la guéguerre permise aux hommes en temps de paix..."
Insupportable. Intolérable pour la Fédération des chassseurs du département. Cependant, cette fois, pas de menace matinale, sitôt la lecture de l'article dans le journal, pas de menace de rupture des abonnements de la Fédération et de tous les chasseurs, pas de coups de fil de protestation indignée au rédacteur en chef, rien non plus auprès de la rédaction d'Amiens. Parfait silence radio. Une réaction en différé peut-être...
C'est vers 18 heures que le rédacteur en chef m'a appelé, visiblement inquiet. Sa mise en garde était désarmante : surtout ne sors pas du journal, ils t'attendent, rue de la République et rue Lamarck, ils barrent les deux entrées de la rue Alphonse Paillat, ils sont en tenue et avec leurs fusils, ils veulent t'intimider, mais on ne sait jamais...
J'ai attendu jusqu'à 22 heures à la rédaction, rédigeant quelques brèves, réécrivant quelques communiqués, avant de descendre à l'atelier et d'aller saluer les monteurs et les rotativistes. La première édition sortait peu après minuit. C'était toujours fascinant pour le débutant que j'étais de rentrer chez moi avec un exemplaire du journal qui portait déjà la date du lendemain. A minuit passé, on était toujours mentalement dans la temporalité de la journée d'hier. Seul, le journaliste de la presse écrite palpait déjà la journée de demain. Prenant un plaisir non dissimulé à relire, en page 3, son article, son bel article, dans le journal tout juste imprimé. Titre mémorable : Le chasseur était un drôle d'oiseau.
© Jean-Louis Crimon