Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
1 octobre 2021 5 01 /10 /octobre /2021 08:57
Amiens. Autoportrait d'automne. 22 Sept. 2021. Courrier Picard. 30 Déc. 1983. © Jean-Louis Crimon
Amiens. Autoportrait d'automne. 22 Sept. 2021. Courrier Picard. 30 Déc. 1983. © Jean-Louis Crimon

Amiens. Autoportrait d'automne. 22 Sept. 2021. Courrier Picard. 30 Déc. 1983. © Jean-Louis Crimon

– T'écrirais pas tes mémoires ?

– Moi ? Pas assez vieux ! 

– J'veux dire "tes mémoires de journaliste"... Tu as fait un beau parcours. Vécu des tas d'évènements. Traversé des tas de Pays. Rencontré des tas de gens intéressants. Célèbres ou anonymes. Pourrait faire un bon bouquin. Vivant, riche et humain.

 

Début de conversation impromptue qui remonte à bien trois ans. L'homme qui me parle a l'air vraiment convaincu. Presque convaincant. Même si je ne donnerai pas suite à sa proposition de jeune Editeur. Aujourd'hui me revient en mémoire notre rencontre de pur hasard dans cette librairie familière du centre ville. Je ne cherche pas à le recontacter mais je me mets au travail. En tête, quelques uns de mes plus beaux exploits, attaque irrésistible, chute impensable, punch line avant la lettre, titres irrévérencieux au possible, à la limite du slogan militant ou de la prière du mécréant. Dis donc, Dieu, as-tu composté ton billet ? ou bien " Sans TGV, on va VGT !" A moins que tout ne commence par cette définition la plus insolente ou désolante, ou désopilante qui soit d'une région qui n'en sera jamais vraiment une : " Je suis une betterave qui rêve de voir la mer. "

...

C'est fin décembre de l'an 83. Je suis de faits-divers. Traduisez : je me tape la tournée. Gendarmerie, Hôtel de Police et Pompiers. Lecture de la main courante. Recopie de quelques uns des heurts et malheurs de la journée. Glaner parfois une bonne histoire à traduire au-delà des cinq lignes réglementaires. Ne pas trop musarder dans la traversée, à pied, du centre ville. De retour au journal, j'adore discuter tard le soir avec ceux qu'on appelle les IGR, des journalistes d'expérience qui traitent en profondeur les informations générales et régionales. L'un d'eux, Pierre Rappo, s'occupe des expos, de l'université, de la littérature, de tout ce qui est culture. Ensemble, on parle de cette région qui n'en est pas vraiment une, coincée entre Lille et Paris. Lui et moi, on partage la même conviction : l'addition de trois départements, Aisne, Somme, Oise, ne suffit pas à donner une âme à un ensemble géographique. L'erreur commise dans les années soixante tient autant à la stupide arithmétique administrative qu'au peu de racines communes entre les territoires pour ne pas dire les terroirs, les pays, ainsi réunis. Une région reconnue pour la qualité de sa production de betteraves ou de pommes de terre, je provoque à peine, ce n'est pas le paradis, c'est l'enfer. Ce soir-là, je déblatère, pauvre Pierre, ma déprime et ma colère, en forme de poème à la Prévert, je ne peux plus croire à ces faux titres de gloire agricolière. J'énumère, humour amer, les spécialités locales, flamiche aux poireaux, macarons à pâte d'amande, pâté de canard, sans oublier nos cimetières militaires, spécialités guerrières, le grand paquebot gothique, et debout sur ma chaise, j'explique à la cantonnade :

– On ne fera jamais ici que des cimetières militaires et des betteraves, et moi...

– Et toi quoi ?

 Et moi je suis une betterave qui rêve de voir la mer ! 

Je n'avais jamais vu un IGR rire autant et d'un rire aussi décomplexé. Le pire, qui est toujours devant nous, se présenta sous l'apparence anodine d'un secrétaire de rédaction chargé de la DH, la dernière heure, l'information à ne surtout pas manquer avant le bouclage. L'info ultime qui sera preuve le lendemain matin du professionalisme de ceux qui "font" le journal. Le sec de réd avait saisi au vol les mots "betterave" et "mer" et me demanda de répéter la phrase. 

– Redis-moi ça, toi le poète !

Je ne me fais pas prier pour déclamer, cette fois debout sur le bureau des IGR, cette sortie qui avait des allures de faux alexandrin.

– Je suis une betterave qui rêve de voir la mer !

 

Je ne le vis pas prendre en note ma pitrerie nocturne avant de s'enfermer dans son bocal, le bureau ovale tout en vitres où il faisait le tri des dernières dépêches pour en extraire l'info de la nuit. Je tapais trois ou quatre brèves que je laissais dans le bureau de la locale, et après un court passage au sous-sol des rotatives, et les fraternelles poignées de main ou accolades aux gars du livre, je décidais de rentrer à pied chez moi, de l'autre côté du boulevard.

...

Le lendemain, dès 9 heures, j'étais au journal. A peine installé devant ma machine à écrire, le téléphone sonna. C'était le rédacteur en chef. Il ne me laissa pas le temps de lui dire bonjour : "Vous, dans mon Bureau, tout de suite !" fut son seul impératif et il raccrocha aussi sec.

– Vous êtes fou ! Complétement fou ! 

J'avoue que je ne comprends rien à la raison de son courroux. J'ai à peine poussé la porte de son bureau que le patron de la rédaction m'accueille comme jamais il ne m'a accueilli.

– Fou, non, je ne pense pas.

– Et ça alors ? C'est quoi ? Encore une de vos envolées délirantes ! De vos fantaisies stupides ! Combien d'abonnements vais-je encore perdre avec vous aujourd'hui ? A combien de contrats publicitaires la régie va-t-elle encore devoir renoncer ? Et pendant combien de temps allez-vous me faire regretter de vous avoir un jour engagé ? 

Devant mes yeux, journal grand ouvert sur les pages 2 et 3, dans l'encadré du "Aujourd'hui" de la page 3, superbe encadré, avec la météo du jour, l'éphéméride et la citation rituelle d'un philosophe ou d'un écrivain, ma phrase, en italiques et entre guillemets, ma belle phrase et ma signature : "Je suis une betterave qui rêve de voir la mer."

 

Le Secrétaire de rédaction de la nuit avait tout simplement sucré  le rédacteur en chef en était scandalisé –  une citation de Marcel Proust pour la remplacer par ma pitrerie. Ma pitoyable pitrerie.

– Je vous donne une seule chance de vous en tirer : vous avez deux minutes pour me prouver que ça a du sens !

 

Sans montrer aucun signe de la peur panique qui s'emparait de moi, et sans hésitation apparente, j'acceptai de relever le défi.

 

– Très simple, Monsieur le rédacteur en chef, notre département est connu pour être un des meilleurs producteurs de betteraves, sucrières et fourragères, la région tout entière également. Or, vous ne pouvez l'ignorer, la Région, par l'intermédiaire de son Conseil Régional, vient de se doter d'un catamaran et d'un skipper pour la représenter dans les grandes courses transatlantiques. Nous participons, je crois, à la prochaine "Québec - Saint-Malo". Notre région est donc, objectivement, une betterave qui s'arrache des lourdes terres grasses du Santerre pour s'en aller tutoyer les océans. Ma pitrerie, comme vous dites, monsieur le rédacteur en chef, se révèle être en fait la plus lumineuse des définitions qu'on ait jamais donné de cette région qui n'en est pas une, et qui pourtant rêve un jour d'en être une. Avec une identité forte. Je vous salue, monsieur le rédacteur en chef. Devant vous, dans votre bureau, ici, je persiste et je signe : Je suis une betterave qui rêve de voir la mer.

 

Je ne l'avais jamais vu comme ça, mon rédacteur en chef. Effondré. Terrassé. Subjugué. Abasourdi. Enthousiasmé. Tout à la fois. Et toutes les couleurs de l'arc-en-ciel qui déferlent sur son visage. Il se lève d'un bond. Me serre la main avec une vigueur incroyable et me déclare, fort d'une conviction pour le moins inattendue :

– Grandiose ! C'est grand, monsieur, très grand ! Grand, mais de grâce, faites-vous oublier pendant quelque temps.

 

 

© Jean-Louis Crimon

Partager cet article
Repost0

commentaires