Décembre 1992. Mon premier reportage dans mon nouveau terrain de jeu. La Scandinavie. Arlanda, aéroport de Stockholm. Quarante kilomètres du centre ville. Le taxi s'impose. En chemin, je teste mon suédois avec le chauffeur. Des mots de suédois appris vingt ans plus tôt aux cours du soir pour étrangers, kvällskurser för invandrare, quand après ma licence de philo, j'étais jardinier au sud de la Suède, à Ljusekulla. Preuve que dans la vie, on ne fait jamais rien par hasard. Ljusekulla, textuellement La colline de lumière. La bien nommée. Un jour, tout s'éclaire.
- Jag är journalist på Fransk Radio och jag kommer för att göra intervjun i Stockholm med var Nobelpristagare i fysik... Je suis journaliste à Radio France et je viens à Stockholm pour faire l'interview de notre prix Nobel de physique...
- Du uttalar svenska mycket bra, det är inte normalt, du franska. Du pratar inte ens engelska korrect. Tu parles très bien le suédois, c'est pas normal ! Vous les français, vous ne parlez même pas correctement l'anglais !
- Eftersom du är trevlig och när du anstränger dig för att prota med mig på svenska, kommer jag att visa dig platsen där i morgon morgon, din Nobelpristagare, kommer att upprepa prisutdelningen. Det är en skopa ! Ingen journalist är medveten om detta. Där kan du intervjua honom tyst och framför alla andra. Comme tu es sympa et comme tu fais l'effort de me parler en suèdois, je vais te montrer l'endroit où demain matin, ton prix Nobel, va répéter la cérémonie de remise du prix. C'est un scoop ! Aucun journaliste n'est au courant de ça. Là, tu pourras l'interviewer tranquillement et avant tout le monde.
- Det heter Blå hallen och det är fem minuters promenad från din hotell, du har tur som kille, ça s'appelle Blå hallen et c'est à cinq minutes à pied de ton hôtel ! Tu es chanceux comme gars !
- Tack så mycket, herr taxichaufför !
Nuit paisible à l'hôtel. Toujours rassurant d'avoir réussi à tout prévoir la veille. De savoir que la mission confiée par le directeur de l'information sera menée à bien.
...
L'homme est d'une simplicité déconcertante. D'un abord facile. Sur la scène, docile, il répète les mouvements de la soirée, quand le Roi de Suède, Karl-Gustav XVI, lui remettra son Prix Nobel.
Deux immenses Suédoises chaperonnent Georges Charpak. Le marquent à la semelle. Lui emboîtent le moindre pas. Lui, son beau regard à la Delon, se prête avec élégance et courtoisie au remake d'une cérémonie qui n'a pas encore eu lieu. Formelles, les deux belles, d'une même voix m'interdisent de tendre mon micro à mon compatriote.
- Det är inte möjligt. Det är förbjudet. Ett Nobelpris talar inte förrän han fått priset från Sveriges kung. Ce n'est pas possible. C'est interdit. Un Prix Nobel ne parle pas avant d'avoir reçu le Prix des mains du Roi de Suède.
Georges Charpak comprend que le désaccord entre ses deux gardes du corps et le journaliste de Fransk radio se verbalise plutôt fermement. Il s'approche du bord de la scène, se baisse, s'agenouille, et me demande : quel est le problème ?
Moi, de la fosse d'orchestre où je me trouve, j'essaie de défendre ma partition.
- Vos deux charmantes accompagnatrices me font savoir que c'est interdit de vous parler et que vous ne devez pas parler à la presse avant d'avoir vraiment reçu votre prix Nobel... Le problème, c'est que c'est pour le Journal de 13 heures de France Inter, qu'il est bientôt 11 heures...
- Elles sont charmantes, mais c'est moi qui décide. Attendez-moi devant l'entrée de Blå hallen, je vous rejoins dans dix minutes. Parole donnée, parole tenue.
L'interview fut faite ainsi faite, sur un morceau de trottoir stockholmois, belle interview, vraiment réussie, transmise à Paris dans les délais par l'intermédiaire de la Svensk Radio, la radio nationale suédoise, et diffusée dans le journal de 13 heures de France Inter.
Evoquant sa fascination pour la voix enregistrée sur la bande magnétique, quand pour vérifier la qualité du son, je la fais relire, devant lui, par la tête de lecture de mon Nagra, Georges Charpak me confie alors sa nouvelle ambition, bien au-delà de cette chambre à fils, son détecteur de particules ionisées, qui lui vaut son Nobel de Physique : arriver à lire les sons enregistrés sur des poteries grecques ou même néolithiques. L'archéoacoustique où il veut absolument apporter sa contribution.
"A l'aide d'un laser, sans doute d'une manière différente de celle employée pour lire des CD, j'ai le projet de "lire" l'empreinte des sons qui auraient environné le potier de la préhistoire, dans son atelier, et qui par le jeu des vibrations, serait aussi inscrite dans la spirale que le tour à aider à graver."
Poterie gravée d'ailleurs avec un poinçon de métal. Saphir impromptu, un jour, nous parleras-tu ?
La vie, le travail de chacun, ont fait que je n'ai jamais revu Georges Charpak. Jamais pu reparler avec lui de cette idée fantastique - son idée - de faire parler des poteries d'il y a 5 ou 10 siècles, ou même 60 siècles. "J'ai repéré quelques beaux exemplaires au Musée de l'Homme, à Paris", m'avait-il confié à Stockholm, ajoutant, avec ce beau grand regard bleu d'enfant émerveillé :
"Le seul problème, c'est de trouver le lecteur..."
© Jean-Louis Crimon