Picardie-Hebdo. L'hebdo de la rédaction. Une semaine d'actu. Co-produit avec Elisabeth Durin. Rédactrice en chef. D'abord, ensemble, choisir, dans la totalité des sujets traités dans la semaine, ceux qui méritent qu'on y revienne. Ensuite récupérer les sons, les papiers, les bobinos. Travail de manutention avant le travail de rédaction. Pour l'Hebdo, il faut ré/écrire les lancements, resituer dans le contexte. La plupart du temps, des petits sujets. De la petite locale. Rarement de la grande info. De la petite actu. Rarement une actu locale qui devient nationale. Si, de ces années-là, il te fallait retenir un reportage, une interview, un son, un seul, sans aucune hésitation, ce serait la voix de cet homme, originaire d'un petit village de la Somme, près de Moreuil, dont la France entière n'a pu ignorer le deuil.
Emotion immense le 29 novembre 1987 pour des obsèques nationales. Une foule de 10.000 personnes dans les rues froides de ce jour-là. Devant la Mairie d'Amiens, du haut de la tribune drapée de rouge, Georges Marchais, secrétaire général du PCF, a la colère contenue pour dire simplement : "Le coeur se serre et les poings se ferment." et Henri Krasucki, secrétaire général de la CGT, ponctue d'une voix débordant de tristesse : "Un militant ouvrier a été assassiné pour avoir défendu une juste cause." Hommage national pour celui qui avait rejoint le Parti communiste clandestin en 1942, à l'âge de 16 ans, qui s'était enrôlé dans les FTP, et qui, depuis, n'avait jamais cessé de militer.
Lucien Barbier, mort le 26 novembre 1987, après trois semaines de coma. La manifestation du 6 novembre, au Parc des Expositions d'Amiens, pour le passage du TGV-Nord par la capitale picarde, avait été sévèrement réprimée. Projeté à terre et matraqué, l'homme de 61 ans est admis aux urgences le soir-même. Diagnostic: fracture du crâne. Le militant cégétiste et communiste sombre dans un profond coma dont il ne se réveillera jamais.
Oui, vraiment, de toutes ces années de radio locale, le son le plus fort, le son le plus beau, c'est la voix de Lucien Barbier. Quand il te dit au micro, dans l'herbe de La Courneuve, à la Fête de l'Huma: "J'ai adhéré au Parti comme on va boire à la source..." Romantique démarche politique que celle de Lucien Barbier. Il a le sens du récit. La manière de dire. La façon. Sans façon. Mais avec un rien de poésie vraie des gens simples qui savent si bien dire ce qu'ils ont simplement vécu.
Nom, prénom, profession. Ta technique d'interview basée d'abord, sur le bon réglage du niveau du son, à l'aide de la grande aiguille du vu-mètre, te permet en même temps d'identifier immédiatement au montage qui parle. Gain de temps et objectivité absolue. "Je m'appelle Lucien Barbier... "
Comme souvent les confrères du national qui couvrent l'évènement passent à la station régionale, pour essayer de récupérer des éléments sonores qui pourraient enrichir leur reportage. Ce jour des obsèques nationales d'un militant anonyme, forcément, ça défile.
- Vous n'avez rien sur Lucien Barbier ?
- Non, jamais interviewé, répondent, unanimes, mes consoeurs et confrères. Silence en forme de déception immense.
- Si, moi j'ai du garder dans mes archives perso une bande magnétique avec sa voix. Je l'ai rencontré à la Fête de l'Humanité, il y a quelques années.
- Tu es sûr que c'est lui ?
- Oui, absolument, il donne lui-même son prénom et son nom, avant le début de l'interview.
- Tu nous vends ton interview ?
- Non, je vous la donne ! A une condition: faites parler Lucien quand passera l'image de son cercueil... Que tout le monde sache que, même mort, sa parole est toujours vivante.
Le soir du 29 novembre 1987, dans le 20 heures de France 2, qui s'appelle Antenne 2, au moment où, à l'image, on voit le cercueil du militant cégétiste et communiste, en lettres blanches, sur fond noir, on peut lire "Document Radio France Picardie". Je n'ai pas osé accepter qu'on signe de mon nom, mon interview. J'ai comme souvent joué collectif et fait créditer la rédaction de RFP.
"Je m'appelle Lucien Barbier... j'ai adhéré au Parti comme on va boire à la source..."
Mon hommage à cet homme croisé un jour de septembre, Parc de La Courneuve, Fête de l'Huma. Lucien, c'est toi le plus fort. Même mort, tu parles encore.
© Jean-Louis Crimon