Cher toi... Amiénois,
Tu le sais, la Maison de la Culture d'Amiens fête cette année ses 50 ans. Le 19 mars 1966, André Malraux, le ministre de la Culture du Général de Gaulle, l'homme qui voulait bâtir les cathédrales de l'esprit, se serait fendu dans son discours d'Amiens d'une formule souvent mal comprise et mal interprétée. Malraux aurait dit, en substance ou texto: Le 21ème siècle sera spirituel ou ne sera pas. On a longtemps traduit: Le 21ème siècle sera religieux ou ne sera pas. Ce qui n'est pas du tout la même chose.
Que penserait Malraux aujourd'hui de ce début de 21ème siècle ? Penserait-il qu'on avait bien fait de le mal comprendre ? Mériterait réflexion. La nouvelle ministre de la Culture a-t-elle pensé à cela en prononçant son discours d'Amiens à elle, cinquante ans plus tard ? Tu n'en sais rien. Tu n'étais pas parmi les invités. On ne t'avait pas invité. On t'avait invité à Moulonguet pour le match de football Amiens-Orléans, Moulonguet parce que la structure métallique du Stade de la Licorne est devenue dangereuse, la rouille, en moins de 20 ans, l'ayant sérieusement endommagée. Quand tu penses au Parthénon, au Colisée ou à la Grande Muraille de Chine, tu te demandes pourquoi vraiment des hommes sans moyens autres que... humains, ont largement construit pour 20 siècles, alors qu'aujourd'hui, avec tous leurs moyens techniques et technologiques, les hommes construisent à peine pour... 20 ans. Le Stade de la Licorne sinistré, les rencontres de football, pour éviter tout risque d'accident avec les joueurs ou les spectateurs, auront lieu désormais dans le vieux Stade Moulonguet. Retour qui n'est pas pour te déplaire: le Stade, au cœur de la ville, c'est tout de même autre chose. Les tribunes et les gradins de football, pour toi, comme pour Camus, sont aussi lieux de Culture.
A propos de la naissance, il y a donc tout juste 50 ans, de cette toute neuve Maison de la Culture, tu te souviens d'une superbe anecdote. Quelques jours après l'inauguration officielle, un homme de la campagne avait poussé jusqu'à la ville pour aller voir ce qu'il pouvait bien trouver en rapport avec son métier dans cette Maison. Pour voir ce qui pouvait bien l'intéresser.
En bleu de travail, casquette sur la tête, il a timidement poussé la porte vitrée du bâtiment tout en béton tout neuf. Comme on savait le faire à cette époque, il a, d'un geste à la fois précieux et gracieux, salué l'hôtesse en retirant d'une main leste sa casquette et après un court instant, le temps d'embrasser le nouvel espace d'un beau regard circulaire, il a osé poser la question, sa question, la seule qui lui importait : Où sont les tracteurs ?
La dame de l'accueil, un peu gênée, a souri et a très vite expliqué qu'il n'y avait pas de tracteurs exposés dans la Maison et qu'à son avis il n'y en aurait jamais. L'homme a semblé déçu. Il a fait deux pas en arrière, a bredouillé quelques mots d'excuses, pour le dérangement, avant de tourner les talons. Définitivement.
Dehors, il a revissé sa casquette sur sa tête et a réalisé sa bévue. Pour lui, la Culture, depuis toujours, c'était l'Agri / Culture, la culture de la terre. Une Maison de la Culture, ça devait forcément exposer des tracteurs. Au village, tout le monde ou presque travaillait "dans la culture".
Avec Malraux, une véritable révolution culturelle allait s'écrire. Une révolution qui allait d'abord s'écrire dans le vocabulaire. Du monde de l'Agri/culture, on passait dans le monde de la Culture. De la culture de la terre à une Terre de Culture. Pour effacer, à tout jamais, - Malraux dixit -, le mot hideux de province. Formule, au fond, légèrement maladroite.
Tous ceux qui n'avaient alors, à la campagne, pour seul diplôme, que leur BSP, leur Bon Sens Paysan, se sont bien rendus compte qu'on allait changer d'époque. De façon de vivre et de penser. L'histoire ne dit pas si l'homme qui voulait voir les tracteurs est revenu à la Maison de la Culture. Pour y voir des Spectacles, des Expositions, du Théâtre... Pour y écouter de la musique, des concerts, de la musique... classique, mais aussi des chanteurs dits de... variétés.
Toi, tu te prends à rêver que oui.
© Jean-Louis Crimon
Première parution : 28 Février 2016.