Beau moment cet après-midi d'avril. Belle rencontre. Belle conversation. L'homme aimait les livres. L'homme aimait le foot. Football et littérature, pas toujours évident de conjuguer les deux passions. Lui, avait été joueur professionnel. Au Stade Rennais. Dans la conversation, comme autrefois sur le terrain, il a le sens du dribble. Tu te dis que c'est le jour où jamais pour relire Verlaine avant-centre. Ce roman-football rêvé à 9 ans, écrit 40 ans plus tard, et à tout jamais éternel dans l'éternité dérisoire des livres déjà oubliés de leur vivant. Dommage. Simplement dommage. Souvenir incroyablement vivace - début des années 2000 - de cet élève de 5 ème d'un Collège de Creil, dans l'Oise, fasciné devant le "contrôle à une touche de balle", sur le rectangle de gazon, métamorphosé en "virgule" sur le rectangle de la page.
- M'sieur, M'sieur, Contrôle à une touche de balle !
L'élève tellement fier de cette réinvention de la ponctuation dont il se foutait joyeusement cinq minutes avant. Sa Prof de Français subjuguée devant le miracle. " Vous avez inventé quelque chose, Monsieur. Il faut breveter l'idée ! "
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"La ponctuation est pour moi la technique utile au jeu d'écrire, comme le jonglage se révèle précieux pour apprendre à contrôler la balle. C'est une respiration dans le match que l'écrivain livre avec les phrases et avec les mots, une manière de temporiser, de maîtriser la partie, avant de relancer, de jouer en profondeur, sans se refuser, si l'opportunité se présente, un superbe changement d'aile. Histoire de dérouter le lecteur.
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"Les deux points représentent le but par lequel doit passer la phrase. Bien construite, bien menée, bien appuyée par les arrières et les demis, elle va droit au but, elle atteint son but, elle marque. La virgule, c'est le contrôle à une touche de balle, avant le dribble court, ce dribble irrésistible qui met l'adversaire dans le vent, comme on embarque son lecteur pour mieux le prendre à contre-pied. Le point d'exclamation ponctue une belle action de jeu: c'est le joueur étonné de voir son tir raser de près le poteau et choisir de passer juste à côté du cadre ! Le point d'interrogation, n'est-ce pas le goal qui saute les bras en l'air et qui se demande une fraction de seconde s'il va bloquer ou dévier en corner ? D'une claquette dans le cuir, in extremis, pour l'expédier au-dessus de la transversale ? Ou alors, les deux mains en écran, pour stopper la trajectoire du ballon, l'arrêtant net dans sa course, tout en accompagnant le mouvement ? Les deux mains en écran: deux parenthèses qui effacent la tentative de but.
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" Les points de suspension, une action dont on ne sait si le ballon va mourir en touche ou en six mètres, phase de jeu mal maîtrisée comme une phrase mal ficelée ou une idée confuse qui reste en suspens, parce que l'on ne sait pas comment conclure. Le point, c'est le rond central, le lieu de l'engagement, là où la rencontre commence, là où l'on revient toujours après un but marqué, pour engager à nouveau, comme dans l'écriture : à chaque point, ça repart. Comme si rien n'était joué. Comme si tout était à refaire. Ça repart et ça va plus loin. Dans le match de l'écrivain avec les mots."
Trois extraits de la façon dont un roman revisite l'écriture et la ponctuation. L'art du dribble et autres facéties. Un ballon de foot pour faire vivre les arbres du verger. Les mots et les idées aussi.
Première parution : 10 Juin 2016.
Verlaine avant-centre. Le Castor Astral. Janvier 2001. (pages 107, 108 et 109).