Florence Altemani. Les Hortillonnages. L'hortillon des mots. © Jean-Louis Crimon / Les Soleils Bleus Editions. Sept. 2019.
Chapitre 9
Au premier abord, le titre de ce roman policier n’est pas très attractif. Pas très attirant. Pas très vendeur. Dans les hortillonnages n’est pas un titre de polar. Pas un bon titre. Pas un titre incitatif. Tout juste une indication de direction. Une indication du lieu où va se dérouler l’action. Une indication du cadre géographique de l’histoire que l’auteur va nous proposer. Preuve de la faiblesse du titre, un bandeau rouge, en bas de la couverture, précise Canardage à Amiens. Un titre qui a besoin d’un sous-titre aussi appuyé apporte la preuve de sa faiblesse. Son manque de force. Son manque de force de persuasion. Le bandeau rouge appelé à la rescousse d’un titre trop fade. Canardage, au propre ou au figuré, n’est pas du meilleur goût pour inciter le lecteur ou la lectrice. Dommage car, au-delà de ce canardage annoncé, où l’on suppose que les canards ne seront pas les seules victimes, le roman est plutôt bien réussi. C’est aussi un roman qui a le talent de dépasser largement le cadre du roman policier.
La qualité de l’écriture, la pertinence des thèmes abordés, pour ne pas dire l’actualité des questions de société, le sens de l’intrigue, les pistes et les fausses pistes, la belle histoire d’amour entre deux femmes, la spontanéité des dialogues, l’humour, les personnages si bien campés, tout, dans ce petit roman de poche, tient de la vraie littérature. Nous sommes en présence d’un vrai travail d’écriture, et d’un véritable écrivain. Une écriture vraie qui révèle une parfaite connaissance des lieux de l’intrigue et, de fait, de l’enquête. Que ce soit l’étang de Clermont, lieu du dénouement, le chemin de halage, le pont sous lequel on passe lorsqu’on quitte l’étang Saint-Pierre, pour aller vers Rivery, que ce soit le quai Bélu, le pont Baraban, le quartier Saint-Leu, ou encore la remontée de la place de la gare jusqu’à la place Gambetta, tout est « vrai ». Vrai de vrai. Pourtant, c’est dans la fiction que Florence Altemani nous embarque.
Selon son éditeur, lectrice, très jeune, du Club des Cinq et de Fantômette, Florence Altemani approfondira sa passion pour le monde des énigmes avec Sherlock Holmes et Arsène Lupin. Au cinéma, ses modèles, ses héros, se nomment Jean Marais et JeanPaul Belmondo, et à la télévision, Nestor Burma, alias Guy Marchand. Détail amusant : Florence Altemani se mettra même au saxo, pour mieux coller à l’interprète du détective jazzman. Il y a cinq ans, en mai 2014, elle publie son premier roman policier, Dans les hortillonnages, inspiré, souligne-t-elle, par ses études de droit, de victimologie et d’histoire.
Le résumé de la quatrième de couverture place le lecteur et la lectrice devant une série d’évènements, apparemment sans aucun lien, quoique…
« Après la disparition suspecte d’une apprentie sapeur-pompier, les canards du lac Saint-Pierre meurent subitement. Lorsque le corps d’un éminent ornithologue est repêché dans les hortillonnages, les deux acolytes en sont convaincus : un lien existe entre ces différents éléments qui agitent la capitale picarde. »
Arrêt page 19 : « La renommée de la ville d’Amiens tenait en partie à sa cathédrale, classée par l’Unesco au patrimoine mondial de l’Humanité, et aux anciens quartiers rénovés qui reposaient à ses pieds, notamment le quartier Saint-Leu, mais aussi à ses jardins entourés d’eau, les hortillonnages. Il s’agissait d’un véritable domaine semi-aquatique qui s’était constitué depuis l’Antiquité romaine dont il avait gardé l’origine de son nom, puisque hortus, en latin, signifiait jardin. »
Carton rouge ici, si l’on accepte la métaphore sportive. En effet, Florence Altemani prend pour argent comptant et pour vérité première une fausse information véhiculée par les prospectus et autres dépliants en quadrichromie du très officiel office de tourisme des années quatre-vingt et quatre-vingt dix.
En effet, à propos des hortillonnages, l’agence Grand-Nørd, qui signe l’un de ces dépliants, affirme sans complexe : « les Romains donnèrent le nom de “ hortus ” (jardins) à ces terres. Ils furent les premiers à drainer les marécages puis à y entretenir des cultures maraîchères pour nourrir leurs troupes. » Affirmation gratuite, et qu’aucun document n’a jamais attesté, aucun témoignage, pas même Jules César, dans ses Commentaires sur la Guerre des Gaules, Jules César présent à Samarobriva, au cours de l’hiver 54-53 avant J.-C. Il faut cependant mettre au crédit des rédacteurs du dépliant d’en finir avec une autre légende. « On raconte, à tort, que la cathédrale aurait été érigée sur un champ d’artichauts donné par deux pieux hortillons. » On raconte, à tort… Pour la première fois, la chose est dite et écrite.
Florence Altemani, orfèvre en enquête policière, oublie ici les trois étapes clés d’une information incontestable : recouper, vérifier, sourcer. Recouper et pas recopier. En fait, la romancière policière, comme beaucoup de ceux qui ont écrit sur les hortillonnages, se contente de prendre pour argent comptant et comme vérités bien établies, sans les vérifier et surtout sans les sourcer, sans indiquer la source, les informations publiées par d’autres. Elle fait donc remonter à l’Antiquité romaine – dans des termes identiques au dépliant de l’agence GrandNørd – la naissance des hortillonnages. Sous le fallacieux prétexte que le mot « hortillonnages » vient du bas-latin hortus qui signifie « jardin ». Elle élabore même un raisonnement à rebours, l’origine latine du mot fondant l’origine latine du lieu. Puisque le nom est romain, le lieu, aussi, est romain.
Raisonnement faux qui n’a que l’apparence du vrai. Même si, hortellus signifiant « petit jardin », le mot latin donne logiquement naissance au mot français « hortillonnages ».
Les mots de la langue voyagent dans le temps et traversent les siècles, mais pour autant, que hortus et hortellus nous viennent du latin n’impliquent pas que les hortillonnages soient nés au temps des Romains. Aujourd’hui, les chercheurs s’accordent plutôt pour une datation médiévale. La tourbe, l’extraction de la tourbe, à l’aide du célèbre louchet inventé par Éloi Morel, se révélant être un moment important de l’évolution de la géographie des hortillonnages modernes.
Il faut, une fois pour toutes, renoncer à cette idée séduisante, mais fausse, d’hortillonnages datant du temps des Romains. Cette légende ne repose sur aucune réalité tangible. C’est une erreur, une fausse information, que malheureusment nombre d’auteurs sans scrupules colportent de siècle en siècle, par paresse intellectuelle, par faiblesse de caractère, par manque de rigueur ou de courage, et surtout par le fait peu glorieux de se copier et de se recopier les uns les autres, sans qu’il soit possible, à ce jour, de savoir précisément qui, le premier, a commis la première erreur, et qui, le premier, a formulé pareille absurdité.
Une telle hérésie risquerait un beau jour de faire écrire au chroniqueur des années 2050 : « D’ailleurs, dans ses Commentaires sur la Guerre des Gaules, Jules César raconte comment, après son arrivée chez les Ambiens, au cours de l’hiver 54-53, il s’en va, avec ses légionnaires, faire son marché dans les réserves des hortillonnages, pour nourrir ses milliers d’hommes, en bivouac à Samarobriva. Ordre donné à son lieutenant Crassus d’en faire de même quand il part, lui, Jules César, en personne, mater la révolte des Belges, appelés alors les Nerviens. »
Cela dit, cette version – à condition de jouer la partition avec humour – pourrait faire le sujet d’une BD extraordinaire, à dessiner, à dialoguer et à mettre en scène. Hortus et Hortellus sont en bateau, en bateau à cornet, hortus tombe à l’eau… qui est-ce qui rame jusqu’au Pré Porus ? Juste à trouver le dessinateur et le scénariste capables de relever le défi.
Retour au roman policier de Florence Altemani où, en dépit de cette erreur historique sur la naissance des hortillonnages, on prend un réel plaisir à retrouver, au gré des pages de la fiction, au gré des lieux évoqués, des rieux qui gardent dans la fiction leur nom de la vie réelle. Mis à part le pâté de canard en sauce, page 22, la plupart des notations sont du meilleur goût, assez justes et parfois poétiques. Page 30, par exemple, cette observation : « et on donnait le nom de fossé aux petites allées secondaires à vocation purement privée, inaccessibles au public. »
Les identités des rieux sont fidèles aux noms de la vie réelle. Les noms des rieux sont aussi très fidèles au réel. Ils déclinent leur véritable identité : page 29 : rieu du Peuple et rieu de l’Abreuvoir page 30 : rieu du Grand Fossé page 31 : rieu du Montplaisir page 32 : rieu de la Cauchiette.
Bien sûr, il serait dommage de ne lire le roman, polar ou pas, que pour y retrouver traces de la ville et de la vie réelles. Florence Altemani réussit l’exploit de nous maintenir en haleine pendant trois bonnes heures. Avec deux morts et une suicidée, sans oublier des dizaines de canards morts, eux, de mort naturelle.
© Jean-Louis Crimon / Les Soleils Bleus Editions. Sept. 2019.