La Barque sur le Rieu. Gaston Chantrieux. CPA L'Embarcadère de l'Île Robinson.
Chapitre 5
Chantrieux, merveilleux patronyme pour qui rêve un roman dans les hortillonnages. Nom symbole. Dans le nom déjà est écrit en creux le destin de celui qui aura pour mission d’ensemencer les cerveaux et les esprits. Chante rieux, celui qui aura pour destin de faire chanter les rieux.
Poète et romancier, architecte de son métier, Gaston Chantrieux est sans aucun doute celui qui a écrit le plus beau roman qui soit sur les hortillons et les hortillonnages. Hasard de mes déambulations parisiennes, j’ai découvert La Barque sur le Rieu, il y a une dizaine d’années. Je l’ai lu d’une traite dans un café du quartier Saint-Michel. Un vrai sentiment d’air pur à sa lecture. Un voyage dans le temps. Dans le temps et l’espace. Espace si étrange, fait de terre et d’eau. D’oiseaux et de roseaux. De terre et de mystère. Relu quatre ou cinq fois depuis. Beau roman. Merveilleux roman. Qui donne envie d’écrire à son tour.
Architecte de son métier. Architecte et romancier. Deux professions très différenciées. À première vue, sans aucun lien de parenté. À première vue seulement. Le romancier n’est rien d’autre que l’architecte des mots et des idées. Avec une bonne dose d’humanité. D’humour et de malice tout autant. Le roman de l’architecte Gaston Chantrieux relève d’une architecture savamment travaillée. Si l’ossature qui épouse le milieu des marais est horizontale, l’œuvre est une cathédrale de mots et d’images. Le rieu, l’artère qui irrigue le récit. Le chemin d’eau qu’empruntent les bateaux pour atteindre des parcelles de terre ferme. La Barque sur le Rieu est la grande œuvre de Gaston Chantrieux. Son grand roman. Un roman dédié à Édouard David. Belle preuve d’estime et d’amitié : À l’ami Édouard David, le Poète des Hortillonnages, je dédie ce livre.
Erreur à ne pas commettre en abordant la lecture du roman, comme un lecteur trop pressé, un lecteur qui survole et ne lit pas vraiment, un lecteur naïf ou ignorant, croire que le livre de Gaston Chantrieux – où chaque chapitre porte un titre différent – (exactement comme dans Le Grand Meaulnes d’Alain Fournier), ne soit qu’un recueil de textes disparates ou dissociés. Un recueil de nouvelles. Ne vous méprenez pas, il s’agit d’un roman. D’un vrai roman. Le roman de la terre et de l’eau. Le roman de la séduction et de la tentation. De l’amour caché. De l’amour en lisière. Le roman de la brume et du soleil. Du froid humide et du feu qui couve. Le feu de l’amour qui, même en plein hiver, fait fondre le cœur des amants. Le mot adultère n’est jamais prononcé, mais dans les valeurs de ce temps-là, on comprend que l’amour clandestin, l’amour en dehors des liens du mariage, est vécu sous ce registre. Adultère, amour entre adultes, diraient les enfants. Justement, c’est la fille de la famille, fille adoptive, qui sauvera sa mère d’une fin tragique. La hutte sera le cadre d’une chute croquignolesque. Dans tous les sens du terme. Le mari trompé sauvant son honneur de la plus belle des façons. C’est Pagnol qui s’en vient mettre les rieurs du côté des rieux.
Adultes consentants, même si l’un, au tout début, est résolument beaucoup plus consentant que l’autre. L’homme est à l’initiative. À la manœuvre comme un batelier. La femme se laisse conduire, même si tout en elle lui dit qu’il faudrait éconduire. L’échappatoire à la tristesse d’une vie d’hortillonne trop monotone, le goût du péché sous les pommiers, le désir d’être regardée, le désir d’être désirée. Entre pâquerettes et renoncules. Le feu dans la prairie. Toute une vie qui bascule.
Pages 159 et 160, Colette, la fille de la maison, tente en vain de ramener sa mère à la raison : « – Je vous en prie, mère ! Ne revoyez pas cet homme ! – J’ai promis, je dois tenir.
« La jeune fille sent que sa prière se brise maintenant contre le roc d’une volonté arrêtée. Tentant un dernier effort, elle tombe à genoux. – Si je vous suis chère et si vous nous aimez, je vous en conjure, n’allez pas chez cet homme ! Madame Mauricet releva aussitôt la jeune fille, blessée de voir, même obscurément, sa passion mauvaise devinée. – Tu deviens folle, à la vérité. Le docteur n’est pas un monstre et je ne suis pas un enfant. »
Deux cent dix pages d’une écriture faussement légère, ponctuée par des titres de chapitres qui sont autant de fausses pistes pour suivre à la trace les trois personnages principaux de ce roman de l’eau qui court et qui frise souvent les risques de l’eau trouble.
Chapitre I : Un trio de bavards. Chapitre III : Le premier potager de France. Chapitre IV : Idylle à Saint-Leu. Chapitre VIII : Marché sur l’eau. Chapitre XI : La barque sur les rieux. Chapitre XVII : La faute. Chapitre XX : Le secret de la hutte.
Les risques de l’eau trouble, car dans ce roman de l’eau et des rieux, Gaston Chantrieux dépeint une hortillonne qui s’ennuie dans la vie avec son mari l’hortillon et qui, très vite – réticences de circonstance tombées – succombe à l’attirance du voyage en eau trouble. Le jeune médecin, séduisant séducteur, va vite convaincre l’hortillonne délaissée d’embarquer pour des rives plus excitantes. Vaincre les réticences pour convaincre de l’urgence de la romance. Le style du romancier Chantrieux se veut simple et efficace. Très proche de l’oralité du conteur né qu’il est.
L’incipit, la première phrase du roman, est limpide. Elle coule parfaitement. L’image est simple, mais belle. On est déjà dans l’histoire. « Assis sur la berge, dans l’étroit et joli chemin qui serpente vers Camon, et face à la Somme paresseuse, trois hommes devisaient gaiement. »
Page 13, au-delà du style charmeur du conteur, Gaston Chantrieux enracine son roman dans l’univers si particulier des hortillonnages. Parfait travelling cinématographique digne d’un beau court métrage. « Passait alors, la perche haute, un solide gaillard monté sur le grand cornet d’une barque de maraîcher, sorte d’esquif d’une silhouette originale plate comme une toue et sans gouvernail, que l’aquarelliste fixe si difficilement de son crayon et dont l’avant relevé accoste facilement la rive, pour se trouver de plain-pied avec le niveau des aires. »
Les aires, c’est-à-dire les parcelles, les terres, le terrain où l’hortillon a pied. Mais où, parfois, l’hortillonne perd pied. Dans le roman, bien sûr. Dans la vraie vie, pas si sûr.
© Jean-Louis Crimon / Les Soleils Bleus Editions. Sept. 2019.