L'Hortillon des mots. Les Soleils Bleus Editions. Sept. 2019. © Jean-Louis Crimon.
Chapitre 2
Ce jour-là, j’ai compris que c’était un signe. Un rappel à l’ordre. Quelque chose comme : n’oublie pas d’où tu viens. N’oublie pas de nous faire savoir que tu ne nous as pas oubliés. Comme me disait souvent ma vieille maman, depuis mes 10 ans, à chaque séparation, à chaque départ : « N’oublie pas d’écrire ! » Un beau jour d’ailleurs, dans les dernières années de sa vie, ma mère me fit le plus beau des cadeaux. Elle m’offrit, soigneusement rangées dans une boîte à chaussures en carton, toutes mes lettres écrites du petit séminaire, au cours de l’année de ma sixième. Des lettres qui commençaient toutes invariablement par Chers parents et qui disaient, en quelques phrases truffées de fautes d’orthographe, le vide de ma pauvre petite vie d’interne dans cette géante boîte à curés.
Parmi toutes ces lettres, une seule retint longtemps mon attention. Une lettre datée du 12 janvier. 12 janvier 1961. Le cachet de la poste sur l’enveloppe l’atteste. La lettre me rappelle que c’est au cours d’une longue marche encadrée par des curés en soutane, devant, et des curés en soutane, derrière, promenade hebdomadaire obligatoire, que je découvre Les Hortillonnages. Dans la lettre à mes parents de ce jour-là, l’élève Crimon que je suis note simplement : Nous revenons de promenade, nous avons été à la Caisse d’Épargne à Saint-Pierre et à Camon, en revenant nous avons vu les hortillonnages, l’eau est gelée.
Pourquoi si peu de mots ? Si peu de sentiments. Cette écriture blanche. Minimaliste. Sans aucune émotion. Cette écriture semblable à celle de Camus dans L’Étranger. Camus que je ne connais pas encore. L’impression d’avoir écrit, en filigrane, en transparence : Aujourd’hui, mon enfance est morte. Ou peut-être hier…
Renvoyé du petit séminaire, à la fin de l’année scolaire, pour avoir répondu « non » à la question fatidique : « Pensez-vous avoir la vocation ? », le gamin Crimon retournera à l’école primaire de son village, Contay, avec pour seule recommandation de préparer et – peut-être – d’obtenir le certificat d’études primaires.
La Barque sur le Rieu et la lettre à mes parents du 12 janvier 1961 sont les deux raisons de cette traversée poétique et littéraire des hortillonnages.
Une simple question en guise de passeport pour cet univers de marécages : comment cet espace si particulier a pu inspirer les poètes et les romanciers ? Les journalistes ? Autrement dit, comment des écrivains, des romanciers, des poètes, se sont emparés des hortillonnages pour y inscrire une partie de leur œuvre ? Comment se sont-ils imprégnés de cet espace si étrange et familier, fait de terre et d’eau, de brumes et de brouillards, de petits canaux appelés « rieux » et de bateaux qu’on dit « à cornet » ? Espace familier et pourtant mystérieux. Mystérieux, pour une rime parfaite avec rieux. Mystère + rieux = Mystérieux. Un monde aux portes de la ville. Pas au cœur de la cité, comme l’affirment, trop pressés, les dépliants municipaux des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix.
Dans ma mythologie intime, l’hortillon est cet être doté de pouvoirs surnaturels. Il ordonne aux éléments. Il parle au vent et à la pluie. Le feu, l’eau, la terre et l’air n’ont aucun secret pour lui. Le feu, c’est le feu sacré qui l’anime, lui, l’hortillon, et le guide dans ce parcours terrestre rempli d’embûches.
L’hortillon possède la science des chemins d’eau pour rejoindre sa terre, y tracer des lignes, pour semer des routes, enfouir des graines endormies, pour faire pousser des plants bien vivants, et de ce rituel, chaque année, faire sortir de son sommeil hivernal la nature hibernante. Le temps de la dormance s’efface pour le temps de la semence. D’instinct, l’hortillon retrouve les gestes premiers. Il sait comment parler aux éléments, scruter le ciel et la forme des nuages, prévoir l’arrivée de la pluie, réviser la géométrie imparfaite des parcelles, rectangulaires ou isocèles, réaffermir les berges, à la bêche ou à la pelle, se lever tôt, se coucher tard. Défi perpétuel pour être à la terre toujours fidèle. Au jour qui se lève, ne jamais manquer à l’appel. Chaque jour, ne pas compter sa peine. Chaque nouveau matin, remettre ça de plus belle.
Pastelliste du tchernoziom picard, l’hortillon est le jardinier qui glisse sur l’eau, le marin qui arpente la terre, jette ses filets pour décourager les étourneaux, protéger les jeunes pousses. Marin d’eau douce, qui jamais ne s’enferme, marin au pied ferme, rêveur réaliste, bêcheur artiste. Peintre subtil de l’art comptant pour rien. Gondolier superbe qui s’en va tutoyer la mauvaise herbe.
L’hortillon éternel gardien du pays des potagers aquatiques. Être de terre et d’eau qui porte son fardeau sur son dos. Qui manie la bêche et le bateau. Je ne connais pas assez de mots pour dire combien ils sont beaux, ces hortillons qui hortillonnent le pays des hortillonnages. Bateliers du silence qui savent le sens des mots-paroles. Bateliers bateleurs. Beaux parleurs. Leurs voix sont porte-voix. Pour mieux se donner du baume au cœur. Dans ce land art patchwork permanent, ils vivent bon an, mal an, du travail de leurs mains, sans être jamais sûrs des lendemains. N’en déplaise aux urbains de l’art contemporain, les vrais artistes sont au turbin. Du matin au soir. Du soir au matin. Laissez les mannes aux manants. La perche qui lui sert de rame, le gondolier du rieu la maîtrise et la manie avec élégance. Sur l’eau, l’hortillon donne l’impression qu’il danse. Je le vois danser, l’hortillon. Danser vraiment. Danser la danse des humbles que le sourire en coin du soleil du matin amuse ou étonne. Autant que la lumière dorée des soirs d’automne. C’est que, de saison en saison, la vie de l’hortillon qui hortillonne n’est jamais monotone. Sensation de bonheur intense. Même si le prix à payer est souvent souffrance. Mal de dos, mal de reins, mais cœur d’airain. Le corps en haillons n’entame pas la foi de l’hortillon.
Vers cette terre qui lui donna la tourbe, sera dit que toute sa vie, il se courbe.
© Jean-Louis Crimon / Les Soleils Bleus Editions. Sept. 2019.