Raymond Pronier. Le Milan Noir. Stock. 1988. L'auteur, Amiens. Cloître Dewailly. 2017. © Jean-Louis Crimon
Chapitre 6
Très inspiré de ses années amiénoises et de son passage au Courrier picard, le roman de Raymond Pronier, journaliste de métier, est un vrai polar, un vrai roman policier. Les lieux de l’action se situent sur la Côte picarde, mais le siège du journal régional se trouvant à Amiens, de nombreuses séquences de l’histoire se déroulent dans la capitale picarde. Les deux bistrots qui se font face, tout en haut de la rue de la République, Le Lucullus et Chez Froc, sont deux incontournables de la géographie du roman. Comme les notations sur leurs deux patrons de l’époque et sur leurs deux publics très différenciés et très typés. Le quartier Saint-Leu, cœur historique de la ville, est aussi très présent. La place Parmentier tout autant. La place Parmentier qui, forcément, rime avec bateaux à cornet.
Extrait de la page 50 qui se poursuit page 51 : « J’ai rendez-vous, ce soir, à minuit, dans l’arrièresalle d’un restaurant de Saint-Leu. J’ai passé la matinée à flâner dans ce quartier, le seul que j’aime dans cette ville. Jeudi est le jour du marché sur l’eau. Les hortillons arrivèrent pour la première fois un matin de mai sur leurs bateaux à cornets. Les hommes portaient pantalon de velours et gilet de satin. Les femmes arboraient longue jupe plissée, chemises à manches, tablier à galons et capeline.»
Ici, page 51, l’auteur du Milan noir ne décrit rien d’autre qu’une reconstitution moderne du marché sur l’eau d’antan. On imagine mal en effet les hortillonnes venir à quai vendre leurs légumes en jupe plissée. D’ailleurs, même dans la version touristique du marché sur l’eau, pas de jupe plissée pour les hortillonnes et pas davantage de pantalon de velours ou de gilet de satin pour leurs hommes, les hortillons. De la même façon, le pluriel à « cornets » semble superflu et surtout incongru, la barque à cornet, comme chacun sait, ou devrait savoir, n’ayant qu’un seul cornet. Le « cornet », la proue surélevée du bateau de l’hortillon.
Mais poursuivons notre lecture, toujours page 51 : « La coiffe de la semaine était d’un modeste tissu, celui que l’on utilise pour les grands mouchoirs à carreaux. Le dimanche et les jours de fête, la capeline devenait blanche et s’ornait de dentelles. « Cette étrange coiffure cachait le visage des femmes et descendait sur leurs épaules. Elle devait préserver leurs jeunes visages du soleil mais les protégeait surtout du regard des hommes. « Mon grand-père habita ici pendant quelques mois après la Grande Guerre. Il aimait collectionner les cartes postales et nous passions des après-midi entiers à les regarder. Celles de ce quartier bâti sur l’eau avaient le redoutable honneur de clore chaque représentation. À neuf ans, j’avais acquis la conviction que, sur une de ces cartes, parmi toutes les femmes que l’on apercevait sous leur capeline, l’une d’elles l’avait rendu heureux au cours du printemps 19. Grand-père ne rencontra grandmère que plusieurs années après et ces deux-là ne me donnèrent jamais l’impression d’un bonheur éclatant. « J’ai passé le début de la matinée place Parmentier au bord du fleuve attendant les bateaux à cornets. Le quai est aménagé pour leur servir de débarcadère. J’ai cru voir des hortillons décharger leurs cageots de fruits et de légumes encore humides. J’ai cru voir des dizaines de longues embarcations à l’avant très relevé se presser en rangs serrés.»
Ici, sans entrer dans une querelle de spécialistes, difficile de concevoir que le quai Parmentier ait été spécialement aménagé pour l’accueil des barques des hortillons. Le romancier a pris le pas sur le journaliste. Dans le roman, tout est possible. Éternel paradoxe de la poule et de l’œuf, version barque à cornet. Qu’est-ce qui est apparu en premier ? L’œuf ou la poule ? Est-ce le quai qui a fait le cornet ou le cornet qui a fait le quai ? Le simple passant peut constater que la partie surélevée de la barque de l’hortillon, le « cornet », permet d’accéder au quai sans difficulté aucune. Reste à savoir si les constructeurs du quai se sont adaptés aux impératifs du bateau ou bien si l’hortillon a conçu sa barque à cornet pour accéder facilement au quai et, bien sûr, avant tout, à la terre de ses parcelles, aux aires. Certains passionnés d’histoire locale affirment que c’est le « cornet » du bateau qui permet d’accéder au quai. C’est le bateau de l’hortillon qui s’est adapté au quai et pas le quai qui s’est adapté au bateau. D’ailleurs, deux lignes plus loin, le romancier souligne ce détail qui n’en est pas un, « l’avant très relevé » des longues embarcations.
Suite de la lecture de la page 52 : « Les souvenirs ont défilé, des souvenirs de carte postale, et j’ai senti l’odeur des gaz d’échappement. Depuis des décennies, les exploitants des hortillons, ces petits jardins maraîchers cernés de canaux, ont abandonné leurs bateaux pour les camions et nombre d’entre eux préfèrent “ le marché sur l’eau ” de la zone industrielle à la traditionnelle place Parmentier. « Saint-Leu, Saint-Leu, longtemps je me suis promené au bord des canaux psalmodiant ce nom chargé de souvenirs, gravé dans ma mémoire depuis l’enfance. Ici, le fleuve perd de sa vigueur et se divise en d’innombrables ramifications. Des canaux construits par des habitants au fil des siècles ajoutent encore à la confusion de son cours. C’est là, Saint-Leu, quartier de bric et de broc. Venise des pauvres, Bruges des marginaux. »
Lapsus, ou relecture trop rapide, l’auteur confond « hortillons » et « hortillonnages ». En effet, ligne 3 du dernier extrait, il faut lire : Depuis des décennies, les exploitants des « hortillonnages » et non pas les exploitants des « hortillons ». Ce sont les hortillons qui travaillent dans les hortillonnages. Pas l’inverse.
Bien sûr, ces extraits choisis ne sont qu’une infime partie du roman de Raymond Pronier. Un roman qui ne se déroule pas – il faut le rappeler – dans les hortillonnages, mais sur la Côte picarde, entre Saint-Valery et Le Crotoy. Trois pages hortillonnes dans un roman de plus de deux cents pages. Un roman policier noir, très noir, aussi noir que le Milan dont l’auteur a fait son titre, sans oublier de nous donner, en ouverture, en guise de définition, la fiche d’identité de ce Milvus migrans :
Milan noir : rapace diurne de la famille des falconidés, au vol puissant et à la queue fourchue. Ce migrateur apparaît en France au mois de mars et regagne l’Afrique au début de l’automne. Paresseux, lâche et vorace, le Milan noir vit de rapines, se nourrit dans les dépôts d’ordures et mange les poissons victimes de la pollution. Son cri est comparable au hennissement d’un cheval. Cette espèce n’a jamais été menacée.
© Jean-Louis Crimon / Les Soleils Bleus Editions. Sept. 2019.