" Au tout début des années 70, un étudiant en philo découvre le monde particulier des bouquinistes. Un univers à la fois étrange et familier. Amarrés au bord du fleuve, impassibles, de curieux petits bateaux verts prennent l'air, du matin au soir. Ça l'étonne et le fascine, autant que les cargaisons de ces pénichettes en partance.
Ses premiers livres vraiment à lui seront des livres déjà lus par d'autres, annotés parfois, jaunis souvent, mais au texte intact et toujours vivant. Au fil des années, à chacun de ses passages sur les quais, rive droite ou rive gauche, il s'invente une bibliothèque impensable, faite uniquement d'achats coup de coeur ou coup de blues. Sans que la Seine en soit jamais jalouse. Il glane indifféremment des éditions de peu de valeur ou des originales. Il entre dans l'amitié de Léautaud, de Poulaille, de Rictus, de Vallès, de Verlaine ou de Rimbaud. Chacune de ses trouvailles lui apporte la part de rêve qui lui manquait jusque là.
Très vite, les bouquinistes chez qui il achète, deviennent, plus que des marchands, des amis. De précieux amis qui le conseillent et le guident, en douceur, vers des titres ou des auteurs qu'il n'aurait jamais connus sans eux. Dix ans, vingt ans, trente ans, quarante ans, toute une vie passe ainsi. Dans l'amitié des livres et de ceux qui en font commerce. A chacun de ses passages dans cette ville où coule la Seine, il ne manquerait pour rien au monde sa balade sur les quais. D'année en année, il progresse dans la connaissance du métier, de ses rites, de ses rituels, de ses manies, de ses travers.
Un jour, il traverse la rue. Il entre dans son rêve. Vieux rêve romantique. Rêve d'ado. Rêve d'enfance. A la société encadrée, il tire sa révérence. Libéré du travail obligatoire, ses années de cotisations en ordre, il devient à 60 ans, et un peu plus, celui qu'il voulait être à 15 ans. Homme libre, toujours tu chériras... ton rêve.
L'étudiant en philo du début des années 70, bien sûr, c'est moi. Bouquiniste, sur le quai, mon vieux rêve d'ado. Bouquiniste, sur le quai, désormais mon nouveau métier. Mon dernier rôle social. Comme aime à dire ma vieille maman : c'est pas banal ! "
"Journal du bouquiniste". 2011. © Jean-Louis Crimon