Acte de naissance de Juliette, ma mère, fille de Berthe Leloup, sans mention du père. © Jean-Louis Crimon
28
Quand je commence, le 1er Juin dernier, cette Longue lettre à un grand-père inconnu, je ne sais pas où cela va me conduire. J'ai une vague idée du roman que je veux un jour écrire. J'avais cru, enfant, comme ma petite sœur et mon petit frère, à cette histoire tragiquement belle, toujours si bien racontée par ma mère, de la mort de ce père, venu de Sardaigne, mineur dans une mine de fer, ce père mort le jour-même de sa naissance. Parfois, notre mère parlait d'un coup de grisou. Parfois de la mine de fer de Joudreville. Problème : il n'y a pas de grisou dans les mines de fer. Pas de coup de grisou possible. Les mines de fer ont d'autres types d'accident. Accidents mortels moins souvent que dans les mines de charbon. Pour nous, la mort du grand-père venu de Sardaigne pour fuir Mussolini et gagner sa vie à la mine, était plus que crédible. Elle était vraie. Véridique. Authentique. On y croyait... dur comme fer.
Avoir découvert, - presque par hasard - que Francesco Zanda avait survécu à la naissance de ma mère et qu'il avait eu un fils avec une autre femme que Berthe Leloup, ma grand-mère, avoir compris qu'il avait abandonné, sans doute à la naissance, et la mère et la fille, a quelque peu dégradé l'image que je me faisais de ce grand-père, militant syndical et politique. L'agitatore devenait seduttore. Pas le même combat. Pas les mêmes conquêtes. Mais ça ne se commente pas. Ça ne se juge pas. Même si ça me rend triste.
Sur l'extrait d'acte de naissance de ma mère, tout en bas, à gauche, est portée la mention "Légitimée par le mariage de Francesco Filippin et de Berthe Antoinette Leloup célébré à Bouligny le vingt neuf septembre mil neuf cent trente deux." Juliette a été, de fait, pour l'Etat-Civil, "illégitime", enfant "illégitime", pendant quatre ans. Du 2 août 1928 au 29 septembre 1932.
En 1932, son père, son père "naturel" vit avec une autre femme que sa mère, celle qui lui a donné un fils, François Zanda, né, lui, le 13 décembre 1929, à Piennes. Distance entre Piennes et Bouligny, lieu de naissance de ma mère : à peine 5 kilomètres. Francesco Zanda a très bien pu rendre visite à sa fille Juliette pendant 4 ans. Peut-être l'a t-il fait ? En cachette. A l'insu de Jeanne Bourgeois, la mère de son fils François. Nul ne sait. Nul ne saura.
Aujourd'hui, je ne suis plus très sûr d'avoir envie d'écrire ce roman familial à la gloire du grand-père inconnu, apparemment plus fort en conquêtes féminines qu'en conquêtes salariales. Trois femmes et trois enfants, c'est assez déroutant. Bien loin de l'image de l'agitatore meneur de luttes sociales et de grèves radicales. Agitatore des cœurs féminins. Seduttore.
Me revient à l'esprit la formule de mon ami Enzo Barnabà :
" Un Sarde ne trahit jamais sa parole, sauf si..." En pointillés, à mi-voix, Enzo Barnabà a laissé entendre, je crois, si j'ai bien compris : "sauf si c'est la guerre ou sauf si c'est... l'amour."
La guerre, l'amour... L'amour, parfois, c'est la guerre... Ça dépend des femmes.
Forcément, c'est dans le "sauf si..." qu'il me faut trouver un sens à la vie de ce grand-père inconnu. Un sens à sa vie. Un sens à ma vie aussi.
© Jean-Louis Crimon
PS. Lettre 28 , clin d'œil hommage à ma mère, née en 28, le 2/8.