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Trois semaines de recherche, des enthousiasmes fous, des déceptions identiques, des doutes, des idées de renoncement, l'envie de tirer un trait définitif sur ce passé trop longtemps enfoui, la tentation de l'abandon, mais à chaque fois la certitude de devoir aller jusqu'au bout, et puis, cette fois, l'idée lumineuse de passer par la presse locale et régionale.
Bingo. L'Est Républicain, Dimanche 13 septembre 1936. 7ème édition. Rubrique Etat-Civil... ton nom, ton âge, et ton métier. Une ligne, une seule ligne, pour tirer ta révérence définitive.
Décès. François Zanda, 40 ans, mineur, à Bonvillers-Mont. (M.et M.)
40 ans en 1936, comme tu es né en 1896, ça colle parfaitement. Mineur, c'est bon, c'est ton métier. Donc c'est toi.
Même si ton prénom a été francisé, c'est bien de toi dont il s'agit. Francesco Zanda, mineur, il n'y en pas légion dans la région. Sûr, c'est ton nom. Donc tu es mort en septembre 1936. Pas en août 1928.
Il me fallait savoir, si oui ou non, le 2 août 1928, il y avait eu un accident mortel à la mine, et si, toi, Francesco Zanda, tu avais été parmi les morts. Or, il n'y a pas eu de morts à la mine de Joudreville, le 2 août 1928, cela je le savais depuis les années 70, quand j'avais fait cette lettre au Directeur de la mine et que sa réponse avait été immédiate et sans ambiguïté, laissant Juliette, ma mère, perplexe. Soudain profondément triste. Nous n'en avons, elle et moi, jamais plus parlé. Près de quatre-vingt dix ans plus tard, la réponse est donnée. Définitivement. Pas gênant. Ma mère est morte depuis trois ans.
Au sud du Sud, une île italienne, la Sardaigne. Qu'à cela ne daigne. La Corse est bien une île française. Un village de montagne. Une année : 1896. Un jour et un mois de naissance : 8 mars.
J'ai voulu refaire le chemin qui a dû être le tien. Je suis venu remettre mes pas dans tes pas. Point de départ : le village. Ton village. Ce village qui s'appelle toujours Fluminimaggiore. Littéralement, textuellement, "Fleuve majeur". Fluminimaggiore. Tout près de Buggerru, là où il y a la mine. Une mine riche en minerai de plomb et de zinc. Destin tout tracé des enfants des pauvres gens. Paradoxe sublime : du fleuve majeur partaient, à pied, des bataillons de mineurs. Dans le double sens du terme. Aucune autre alternative pour une existence humaine de ce temps-là. Pas de mode majeur. Même en étant né à Fluminimaggiore. Condamné, dès l'enfance, à 7 ou 8 ans, à vivre sa vie en mode mineur.
De ta famille, tu ne nous as pas dit grand chose. Ta vie, très brève, trop brève, ne t'en a pas laissé le temps. Ton passage terrestre t'as juste laissé le temps de laisser deux enfants. Deux filles. Une Sarde. Maria. Une Française. Juliette, ma mère. Que tu abandonnas le jour de sa naissance. Mort le jour-même de sa naissance. Mort le jour où ta fille française est née. Selon la mère de ma mère, ma grand-mère. Berthe Leloup. C'est ma mère qui me l'a dit. C'est ma mère qui m'a dit que c'est ce que sa mère lui avait dit. Une fois pour toutes. Pour ne plus avoir à en parler. Elle devait se faire à l'idée. Elle ne connaîtrait jamais son père. Ne porterait jamais son nom. On ne porte pas le nom d'un mort. Ne s'appellerait jamais Zanda de son vivant. Seulement à sa mort. Ayant, elle-même, pris soin de faire graver, de son vivant, le beau nom de Zanda sur sa tombe. Morte Juliette Crimon sur la petite plaque de cuivre clouée sur son cercueil, mais gravée Juliette Zanda sur sa tombe.
Toi, mon grand-père trop longtemps inconnu, agitatore des grèves sardes ou mosellanes, tu n'es donc pas mort le 2 août 1928, comme la légende familiale le prétendait. Pieux mensonge inventé par Berthe Leloup, ma grand-mère, pieux mensonge repris et transmis comme vérité première par sa fille, Juliette, ma mère. Légende familiale prise pour argent comptant. Pendant presque 90 ans. Secret de famille bien gardé jusqu'à ce que l'idée stupide me reprenne de vouloir savoir si j'ai vraiment du sang sarde qui me coule dans les veines.
Je ne sais plus qui a dit : La lumière ne se fait que sur les tombes.
© Jean-Louis Crimon