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Je prends conscience, ce matin du 9 juin 2017, mon cher grand-père inconnu, que nous n'avons aucune photo de toi. Tu es l'homme sans visage, sans apparence humaine, sans tombe, sans passé et sans futur. Tu n'as laissé aucune trace. Tu es le crime parfait d'un Dieu cruel.
Ce matin, je veux pour la énième fois rassembler le peu d'éléments que l'on possède de toi. Tu es né en 1896, le 8 mars, ça, c'est sûr, je l'ai vu de mes yeux vu, en avril dernier, sur le registre des naissances de l'état-civil de ton village de Fluminimaggiore. Aux dires de ta fille, Juliette, qui le tenait du médecin qui a accouché sa mère, Berthe Leloup, tu es mort, dans ta trente-troisième année, le 2 août 1928. Jour de la naissance de Juliette, ta fille. Mort dans un accident qui s'est produit au fond de la mine.
Pas de photo de toi, enfant ou adolescent. Pas de photo de toi à la mine de Buggerru. Enfant au travail de tri des minerais. Adulte, devant la mine, avec ta lampe de mineur, ou au fond de la mine. Pas de photo de toi, en France, à Joudreville. En ce temps-là, je sais bien, pas de numérique et pas de selfie à tout va. Selfie, tu ne comprends pas ? Normal, mot venu de l'anglais. Il s’agit d’une photo de soi-même prise avec un appareil numérique, un téléphone portable ou une tablette, ou bien d’une photo de soi réalisée par webcam, mais photo prise par soi-même en retournant l’objectif vers soi. Impensable à ton époque où l'on devait vivre toujours tourné vers les autres.
La seule photo d'un Zanda, un Zanda de Sardaigne, un Zanda de Fluminimaggiore, qui est venue jusqu'à nous, c'est une photo de ton petit frère Vincenzo, prise en contre plongée. Ton frère semble très grand. Etiez-vous grands dans la famille ou bien est-ce que c'est la prise de vue qui le grandit démesurément ?
Manifestement, la personne qui a pris la photo a dû s'accroupir pour faire entrer dans le cadre le personnage du monument qui se trouve derrière ton frère. Un monument que l'on doit bien pouvoir identifier et situer. Tu vois, plus que jamais le roman de la vie de Francesco Zanda ressemble à une enquête policière. Le fugitif que tu as été nous échappe même dans les plus simples évidences. Photo sans date, sans indications de lieu, sans légende. Ce qui renforce ta propre légende, Monsieur Francesco Zanda.
© Jean-Louis Crimon