1
Mon cher grand-père que je n'ai pas connu, je t'écris cette lettre que tu ne recevras jamais. A moins que je ne te la porte moi-même au pays de l'envers du décor, là où les vivants apprennent à être des morts. Au pays de l'au-delà des nuages, pour nous qui, en bas, croyons, depuis plus de 2000 ans, que ces choses là se passent au ciel. Peu importe, où que tu sois, j'en fais le serment, j'irai jusqu'à toi.
Je dois te dire que ça en a pris du temps pour retrouver ta trace. Tu ne nous as pas facilité la tâche. Une date de naissance. Un lieu de naissance. Un nom de village. Pas davantage. Pas de date de mort. Pas de tombe. Pas de cimetière connu pour le grand-père inconnu.
Au sud du Sud, une île italienne, la Sardaigne, qu'à cela ne daigne. La Corse est bien une île française. Un village de montagne. Une année : 1896. Un jour et un mois de naissance : 8 mars.
J'ai voulu refaire le chemin qui a dû être le tien. Je suis venu remettre mes pas dans tes pas. Point de départ : le village. Ton village. Ce village qui s'appelle toujours Fluminimaggiore. Littéralement, textuellement, Fleuve majeur. Fluminimaggiore. Tout près de Buggerru, là où il y a la mine. Une mine riche en minerai de plomb et de zinc. Destin tout tracé des enfants des pauvres gens. Paradoxe sublime : du fleuve majeur partaient, à pied, des bataillons de mineurs. Dans le double sens du terme. Aucune autre alternative pour une existence humaine de ce temps-là. Pas de mode majeur. Même en étant né à Fluminimaggiore. Condamné, dès l'enfance, à vivre sa vie en mode mineur.
De ta famille, tu ne nous as pas dit grand chose. Ta vie, très brève, trop brève, ne t'en a pas laissé le temps. Ton passage terrestre t'as juste laissé le temps de laisser deux enfants. Deux filles. Une Sarde. Une Française. Juliette, ma mère. Que tu abandonnas le jour de sa naissance. Mort le jour-même de sa naissance. Mort le jour où ta fille française est née. Selon la mère de ma mère, ma grand-mère. Berthe Leloup. C'est ma mère qui me l'a dit. C'est ma mère qui m'a dit que c'est ce que sa mère lui avait dit. Une fois pour toutes. Pour ne plus avoir à en parler. Elle devait se faire à l'idée. Elle ne connaîtrait jamais son père. Ne porterait jamais son nom. On ne porte pas le nom d'un mort. Ne s'appellerait jamais Zanda de son vivant. Seulement à sa mort. Ayant elle-même pris soin de faire graver, de son vivant, le beau nom de Zanda sur sa tombe.
© Jean-Louis Crimon