Conférence de Riga. Jeudi 8 déc. 2016. SUITE et... FIN
"Du côté de chez Shuang" est un "roman romance" où, toujours, tout recommence... où ce qui prime sur le roman, c'est la romance, où c'est l'amour des mots qui, toujours, à le dernier mot.
Petit extrait de ce "petit roman chinois", comme j'aime à le définir affectueusement : c'est page 57 de "Du côté de chez Shuang", il s'agit du moment où le narrateur vient d'expliquer à Shuang, la jeune héroïne, que ce qu'il n'aimait pas dans le "Je t'aime", c'est que le "Je" est toujours premier par rapport au "tu", et qu'il faudrait plutôt dire, par délicatesse, et par amour, même si ça ne sonnerait pas très "français": "toi, aimée de moi".
Le narrateur lui offre alors son tout dernier poème.
Il faut dire que le narrateur est un grand romantique, et qu'il s'est juré de composer, pour son étudiante adorée, " un poème par jour " ! Voici le poème du jour :
Je t'aime, je t'aime,
Platoniquement,
Je suis ton amant,
De coeur
Uniquement,
Je meurs
Si je mens.
Je t'aime, je t'aime,
En or, assurément,
Ce beau sentiment,
De coeur
Seulement,
Je suis
Ton amant.
Je t'aime, je t'aime,
Le corps entre nous,
Comme moi, tu t'en fous,
Ce n'est pas pour nous,
De coeur
Uniquement,
Je suis ton amant.
Répétitions, redoublements, allitérations, assonances, rimes intérieures... tout ce qui constitue la dimension sonore de l'écriture, est essentiel à mes yeux, même si - suprême paradoxe ! - j'écris avec l'oreille.
De la même façon, j'attends de mes lecteurs qu'ils se révèlent capables de me lire - si je puis dire - avec les oreilles.
Sans pour autant fermer les yeux. Ce que je dois aussi vous préciser, ce que je dois vous DIRE sur ma façon d'ECRIRE, c'est que si j'écris AVEC LA VOIX, je n'écris pas ASSIS à ma table de travail, j'écris en marchant, en bougeant, j'ai vraiment le sentiment que je n'écris bien qu'en mouvement, qu'en MARCHANT.
MONTAIGNE, dixit:
Mon esprit ne va si les jambes ne l'agitent !
Plus précisément encore, pour vous démontrer l'importance vitale du mouvement, du déplacement physique, dans le mouvement de l'écriture, Montaigne toujours et encore :
Mes pensées dorment si je les assois.
Mon esprit ne va si mes jambes ne l'agitent.
Pour être complet et totalement transparent avec vous, je dois aussi vous confesser que la séduction du son, l'attraction irrésistible de la musique des mots, comme le chant des sirènes, ne me sont pas subitement tombées dans l'oreille quand j'ai découvert le journalisme radio. C'est une manie, une manière d'écrire, en tout cas une façon d'être qui remonte à l'enfance, sinon à l'adolescence.
EXEMPLE avec ce début de mon premier vrai poème qui remonte à mon année de quatrième ou de troisième, au Collège :
Comme l'eau qui goutte à goutte tombe du toit
Pleure mon triste coeur...
Imitation/appropriation de la mélancolie de la pluie. Le son de ce "goutte à goutte tombe du toit" fait entendre la chanson de la pluie telle que je l'ai dans l'oreille depuis que je suis tout petit : la gouttière près de ma chambre devait être percée et j'ai dû être bercé par ce "goutte à goutte" de la pluie de Picardie où il pleut souvent, enfin où il pleut parfois, enfin où il pleut, quoi, autant qu'à Riga !
J'avais 14 ou 15 ans, et, bien évidemment je ne connaissais pas le mot "allitération", ni son sens, mais, manifestement, j'avais trouvé le sens du son, et, en classe, quand, ( à cause de mon camarade d'internat, Dudule, DD, Denis Dufresnoy, qui m'avait piqué mon cahier de poèmes pour le déposer ostensiblement sur le bureau de notre Professeur de Lettres, une jeune femme d'une trentaine d'années à peine, qui répondait au doux prénom de Claire ), quand la Prof s'est emparé de mon poème et qu'elle l'a lu, à haute voix devant toute la classe, médusée, et qu'elle s'est exclamée "Bravo Crimon, vous avez trouvé... ", je ne savais, bien sûr, plus où me mettre et la professeur de lettres reprenait, cette fois, à l'attention de tous mes camarades :
Comme l'eau qui goutte à goutte tombe du toit
ça vaut largement :
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes
Vous imaginez "honte et fierté mêlées" pour le fils de jardinier et d'ouvrière d'usine, le "bouseux" que j'étais pour mes camarades citadins.
Crimon aussi fort que Racine, Andromaque, Acte V, scène 5.
Crimon, ch'gougnou, comme ils m'avaient élégamment surnommé à cause de mon méchant strabisme à la Jean-Paul Sartre,
Crimon, le cancre, qui soudain se met à égaler Racine et son harmonie imitative de la reproduction du bruit du serpent par redoublement des consonnes sifflantes "s",
Crimon qui invente, sans le savoir, l'harmonie imitative de la reproduction du bruit de la pluie par le redoublement de la consonne "t",
multitude de sons "t" qui donnent vie au "touc/touc/touc" des gouttes d'eau qui tombent une à une, ou à deux ou trois, et qui font ce bruit là, quand elles tombent du toit :
Comme l'eau qui goutte à goutte tombe du toit
Superbe alexandrin, parfait alexandrin, qui valait bien, c'est sûr, - enfin, de le croire aujourd'hui, ça m'amuse et ça me rassure ! - l'alexandrin de Jean Racine !
Une allitération, du latin ad (à) et littera (lettre), est une figure de style qui consiste en la répétition d'une ou plusieurs consonnes, souvent à l'attaque des syllabes accentuées, à l'intérieur d'un même vers ou d'une même phrase. Elle vise un effet essentiellement rythmique, mais permet aussi de redoubler, sur le plan phonique, ce que le signifié représente. Elle permet de lier phoniquement et sémantiquement des qualités ou caractéristiques tenant du propos afin d'en renforcer la teneur ou la portée sur l'interlocuteur. L'allitération a une forte fonction d'harmonie imitative ; en ce sens elle peut être considérée comme un type d'onomatopée :
Exemple avec le célèbre vers de Jean Racine:
Pour qui sont ses serpents qui sifflent sur vos têtes.
L'allitération est couramment utilisée en poésie, mais est également connue en prose, particulièrement pour des phrases courtes ou dans les romans poétiques.
"Des assonances et des allitérations qui constituent la substance sonore de la poésie." (Paul Valéry).
J'avais, je vous le redis, 14 ou 15 ans, et à l'époque je ne connaissais pas le mot "allitération", encore moins sa signification.
Disons que sans doute, j'avais déjà en moi la faculté d'être "une oreille". Une oreille davantage qu'une voix.
C'est exactement ça : j'ai d'abord été une oreille avant de vouloir être une voix.
Je ne sais pas si j'ai le temps de revenir encore quelques instants sur "Du côté de chez Shuang", mon petit roman chinois, qui sera (Pub' !) bientôt traduit en letton, grâce à Agnese Kasparova et à Gilles Bonnevialle, mais je voudrais, pour vous donner l'importance du "son" et de la "chanson" dans l'écriture de ce roman, vous donner à entendre un autre passage, curieusement un autre poème, comme je sens que vous aimez les poèmes...
Ce passage se situe précisément pages 42 et 43. Le narrateur, Laoshi, (Professeur en chinois), vient de saluer sa classe de troisième et quatrième année de français, dans l'amphithéâtre où prend place chaque semaine une bonne centaine d'étudiants, surtout des étudiantes. Juste après le nihao habituel, il tourne le dos à sa classe et commence à écrire au tableau noir, en silence :
Dès le début d'octobre
D'un geste précis et sobre
Il entre en scène
Sans mise en scène
Ici, là, ou ailleurs,
Lui, le balayeur...
Il décrit d'étranges arabesques
Dessine d'invisibles fresques
Avale des morceaux entiers de trottoir
Ne se raconte pas d'histoire
Ne tire aucune gloire
D'un destin pourtant méritoire...
Il balaie du matin au soir
Sans prendre le temps de s'asseoir
Vous le regardez sans le voir
Sa vie est monotone
A peine si ça vous étonne
Le balayeur efface... l'automne.
Je vous avoue que j'ai toujours dans l'oreille le son étrange des balais qui crissent doucement et qui caressent les allées et les trottoirs du campus de Chengdu, près de la Résidence des professeurs étrangers où j'avais mon appartement.
Réveillé, fasciné, dès quatre heures du matin, l'heure des balayeurs de Chengdu, par ce côté lancinant, envoûtant, de la musique des balais de paille ou de genêts dans les feuilles mortes.
Irrésistible chant des sirènes pour intriguer et - qui sait ? - séduire le marin terrestre que je suis.
Un romancier, c'est un balayeur qui balaie les idées reçues.
Je dois vous faire un dernier aveu : quand j'étais enfant, j'avais la manie de ramasser des cailloux, des silex aux formes bizarres, des galets aux couleurs étranges, des cailloux que je mettais dans mes poches. Ça enrageait ma mère qui devait souvent réparer les trous que les cailloux avaient fait dans mes poches.
Aujourd'hui, quand je les regarde, les cailloux de mon enfance, ils brillent comme des pierres précieuses.
Là aussi, sans doute, s'enracine ce curieux désir d'écrire. Tout le monde n'écrit pas. Tout le monde n'éprouve pas le besoin d'écrire. Heureusement d'ailleurs, puisque ceux qui n'écrivent pas - le monde est bien fait - adorent lire.
Lire les livres de ceux qui écrivent.
L'écriture, pour moi, c'est tout simplement ça, c'est voir des pierres précieuses là où la plupart des gens ne voient que des cailloux. Si mes mots allument des étoiles dans les yeux de ceux qui me lisent ou qui m'écoutent, alors je suis le plus heureux des orpailleurs de la rivière de la langue.
Riga. Jeudi 8 Déc. 2016. Jean-Louis Crimon