Conférence de Riga. Jeudi 8 déc. 2016. SUITE...
Dans les pas de mon père jardinier, j'ai d'abord fait le tour du jardin, de notre jardin, puis le tour du village, puis le tour des autres villages aux alentours.
Mon père était le meilleur bêcheur de jardins à 50 kilomètres à la ronde.
Chaque jour de la semaine, après sa journée de travail et après ma journée d'écolier, nous avions un jardin à faire, un jardin à défricher, un jardin à remettre en état, un jardin à entretenir.
Dans sa vie de jardinier, il en a retourné des jardins, mon père. Jour après jour, soir après soir. Celui du Curé, celui de l'Instituteur, celui de la Tante Laure, celui du Père Delacroix, celui du Châtelain du village, et ceux que j'oublie. Il y avait un jardin pour chaque soir de la semaine. Il ne restait à mon père que le Dimanche pour son jardin à lui. J'adorais les Dimanches.
C'est dans cette enfance de travailleur manuel que j'ai commencé à rêver plus grand, à rêver de la ville. Mais ça prend du temps pour un fils de jardinier d'arriver jusqu'à la ville. Du temps et au moins trois romans.
Je dois vous dire aussi que je suis d'abord passé par la philosophie et que j'ai enseigné la philosophie au Lycée, durant deux années scolaires. Un temps où j'étais Maître Auxiliaire et où je terminais chacun de mes cours par ce gimmick improvisé dès la première semaine de rentrée scolaire et valable pour la vie entière :
Entre ÊTRE et AVOIR, ne vous trompez jamais d'auxiliaire, et vous pouvez me croire,
moi qui suis... MAÎTRE AUXILIAIRE !
Parfois, en ville, - j'habite désormais à nouveau la ville où j'ai été professeur de philosophie - il m'arrive de croiser des presque quinquagénaires qui viennent vers moi et me déclarent, ou me déclament, - c'est selon - avant même de me dire Bonjour :
Entre Être et Avoir...
Des anciens élèves assurément, qui ont sans doute retenu l'idée la plus importante de mes cours de philosophie.
C'était dans l'autre siècle, à la fin des années 70, à la fin des années 1970.
J'ai ensuite bifurqué vers le journalisme, la presse écrite, et ensuite la radio. Le Courrier Picard a été le lieu de mes premiers apprentissages. De mes premiers reportages. De mes premières pitreries journalistiques aussi. De "Je suis une betterave qui rêve de voir la mer" à " Sans TGV, on va VGT ", j'en passe et des meilleures ou de plus mauvaises encore. J'oubliais " Dis donc, Dieu, as-tu composté ton billet ! ", en chute d'un reportage sur le départ, en gare d'Amiens, des pèlerins pour le pélerinage de Lourdes. (Juillet 1979).
La radio, ce fut d'abord Radio France Picardie, la radio de ma région, la radio régionale, puis France Inter, puis l'étranger, l'international, le Danemark, là où j'étais l'Envoyé Spécial Permanent de Radio France, en poste à Copenhague, pour les pays Scandinaves et la Finlande, et aussi - mais oui ! - les pays Baltes.
C'est donc pour moi, ici, ce matin, comme un retour aux sources. Je suis déjà venu à Riga, en Septembre 1993, cette fois là, dans les pas du Pape Jean-Paul II, qui, pélerinant de Vilnius à Tallin, s'est bien sûr arrêté à Riga. Premier pélerinage du Pape Jean-Paul II, dans les Etats Baltes et... j'étais là. Avec mon micro et mon magnéto. Pour la radio. Pour Radio France.
Plus sérieusement, je me propose de vous expliquer comment l'écriture du "journaliste radio" que j'ai été pendant près de 30 ans, à Radio France Picardie, d'abord, ensuite à France Inter, et enfin à France Culture, a pu avoir une influence sur l'écriture du romancier que je suis devenu.
Comme l'écrit radio peut interférer sur l'écriture romanesque.
Vous ne le savez peut-être pas, ou vous n'en avez pas vraiment conscience, mais à la Radio, on écrit, on écrit avant de s'en aller parler au micro. Parfois même, dans l'ascenseur, quand le studio n'est pas au même étage que la Rédaction, vous pouvez encore modifier votre texte. En le parlant à haute voix. C'est le moment de modifier un mot sur lequel vous plantez, vous accrochez - traduisez, sur lequel vous "buttez" -, un mot que vous ne prononcez pas de façon fluide... Ce mot-là doit être abandonné. Sans regrets.
A la Radio, on écrit son texte, ses lancements, ses brèves, avant de les parler au micro. Ce passage par l'écrit, avant de passer à l'oral, est fondamental. D'abord, parce qu'il permet de chronométrer la durée de son texte et de respecter parfaitement le temps imparti. Si le format d'un journal radio est de 20 minutes, et si vous avez 10 minutes de "sons", c'est à dire d'interviewes et de reportages, celà signifie que vous n'aurez que 10 minutes de "parole" dans votre propre voix.
Cela implique forcément une stratégie particulière de l'écriture radio. Surtout des choix au niveau même des mots.
Par exemple, on préférera le mot "vie" au mot "existence", même si le concept d'existence est beaucoup plus riche de sens, mais dans le message radio, "une syllabe", toujours, l'emporte sur "trois syllabes".
Pour des raisons évidentes de briéveté et de concision. De clarté.
Pour les auditeurs, aussi pour les auditrices, dire "La vie est dure", est beaucoup plus immédiatement "parlant" que d'entendre: " L'existence est difficile". Sauf, bien sûr, dans une émission philosophique sur France Culture.
A la radio, quand on présente les nouvelles de l'actualité, on écrit pour l'oral, et on parle déjà son texte en l'écrivant.
C'est une réalité méconnue du grand public : quand le journaliste écrit son "journal radio", il dicte ses phrases, ses mots, à une dactylo qui, elle, au clavier de l'ordinateur, tape le texte qui sera "parlé". On disait d'ailleurs autrefois "le journal parlé".
Le journaliste travaille donc une "écriture orale", une "écriture vocale". Souvent, il est debout, quand il dicte et il peut marcher en dictant. Vous verrez plus loin que cette notation a son importance.
La dactylo est aussi, de fait, la première oreille du journaliste radio. Son rôle est fondamental. Si la dactylo ne comprend pas instantanément ce que le journaliste exprime, c'est que ce n'est pas bien écrit, pas assez, pas suffisamment bien écrit pour l'oral. L'oreille de la Dactylo sait "décoder" dans l'instant ce qui ne passe pas à l'oral.
Autrement dit, et pour vous le dire d'une autre façon, le texte radio du journaliste radio, on se le met en bouche, on se l'écrit dans sa voix. Enfin, disons que c'était ma méthode, ma façon de faire, ma manière d'être, au temps où j'exerçais cette particularité du métier de journaliste qui consiste à être "présentateur des informations d'actualité".
De la même manière, si je me situe, pour vous, maintenant, sur le plan du "romancier", je dois vous dire que lorsque je compose mes romans, je me parle à moi-même le texte que je veux écrire. Même si je dois le faire à voix basse, je me le mets en bouche et si la saveur des mots me convient, alors je les parle à haute voix, je les vocalise, je les soumets à mon oreille. Avant de les écrire, à la main, ou au clavier.
En fait, dans mon travail de romancier, consciemment ou pas, je m'organise pour que le "son" soit présent dans la chanson.
Je dis "chanson" volontairement, pas seulement pour la rime, parce que je dois ici vous faire une adorable confidence, à propos de mon dernier roman, " Du côté de chez Shuang ".
J'ai un ami cheminot, qui travaille à la SNCF, les chemins de fer français, et je lui ai offert mon petit roman chinois dès qu'il est paru. Mon ami cheminot est non seulement un bout en train - jeu de mots ! - c'est aussi un très bon lecteur.
Il a vraiment dévoré "Du côté de chez Shuang" et sa réaction m'est allée droit au coeur. Il m'a dit:
" C'est la première fois que je prends plaisir à écouter une chanson de 180 pages !"
Une chanson de 180 pages ! Le plus beau des compliments possibles pour le romancier musical et vocal que je voudrais être. Preuve que mon ami lecteur mélomane a été sensible à la musique de mes mots. A la mélodie qui porte cette balade poétique et politique dans la Chine contemporaine.
A cette fiction qui a des allures de récit.
A ce récit qui a des accents de roman.
A cet amour platonique qui fait penser au Giacomo de James Joyce quand il s'exclame :
" Ecris-le, bon sang, écris-le ! De quoi d'autre es-tu capable ? "
SUIVRA...