Cher piéton incrédule,
Dans le contre-jour du soir, l'homme terrifie encore, mais son appel à la croisade t'indiffère. Qui ne croit pas au Paradis ne craint pas l'Enfer. Ni ne tremble face à la menace de la divine colère. Pour celui qui n'a pas la foi, croire au ciel n'est qu'une inversion de préoccupations très terre à terre.
A première vue, rien de commun entre le photographe et le prédicateur. A y regarder d'un peu plus près, une jolie parenté les rassemble. En apparence seulement. C'est un fait : tous deux cherchent la lumière.
Le photographe n'a pas peur du soleil. Au contraire, il en use, il en ruse et s'en amuse. Pour mieux silhouetter le sujet ou le personnage. A son avantage. Le soleil rasant du soir est un compagnon intarissable. Un bavard jamais sans ressource.
Ton regard s'en va boire le dégradé de gris jusqu'à la lie car tu sais que le gris s'en va finir sa vie tout en noir.
Statue, stature. Posture ou imposture. Plus de neuf cents ans déjà que l'Ermite prénommé Pierre, a secoué la terre, pour lever la croisade des pauvres gens. Pierre d'Amiens ou Pierre d'Achères, plus connu sous l'identité de Pierre l'Ermite ou L'Hermite. Pierre qui prit la tête de la croisade dite des pauvres gens en... 1096. Il y a, mais oui, très précisément 920 ans.
En ce temps-là, on croit, dur comme fer, aller à Jérusalem pour livrer le combat final et instaurer le Royaume de Dieu sur la terre. Pierre l'Ermite sera ce prédicateur fanatique qui, par ses harangues, met en marche ces masses de miséreux vers la cité sainte. Massacrant tout au long du chemin ceux qui ne croient pas comme eux.
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Guibert de Nogent, l'un des plus fiables des chroniqueurs du temps, raconte :
"Nous le vîmes parcourir les villes et les villages et prêcher partout. Le peuple l'entourait en foule, l'accablait de présents et célébrait sa sainteté par de si grands éloges que je ne me souviens pas que l'on ait jamais rendu pareils honneurs à toute autre personne... En tout ce qu'il faisait ou disait, il semblait qu'il y eût en lui quelque chose de divin ; en sorte qu'on allait jusqu'à arracher les poils de son mulet pour les garder comme reliques."
Le succès de Pierre l'Ermite est indéniable. Dès l'annonce de la marche sur Jérusalem, par centaines, par milliers, des petites gens quittent tout pour suivre cet homme inspiré. Partout où Urbain II n'a pu lui-même faire lever la moisson, Pierre l'Ermite prêche. Inlassablement. Et la troupe de fidèles exaltés, depuis le Berry, de grossir toujours plus. Si le pape a donné rendez-vous aux hommes d'armes le 15 août 1096 au Puy, le départ des humbles est fixé au 8 mars. Les chroniques locales rapportent qu'on vit "des pauvres ferrer leurs bœufs à la manière des chevaux, les atteler à des chariots à deux roues sur lesquels ils chargeaient leurs minces provisions et leurs petits enfants, et qu'ils traînaient ainsi à leur suite".
La Moselle franchie, l'équipée atteint Trèves. Le 12 avril 1096, Pierre l'Ermite et sa caravane de loqueteux entrent dans Cologne. Cap est mis bientôt par les routes d'Europe centrale vers les Balkans et la mystérieuse Constantinople, fascinante et inquiétante pour des chrétiens romains tout juste coupés officiellement de leurs frères orthodoxes (1054).
La confrontation à des communautés inconnues, doublée d'une exacerbation des passions et de l'impatience à en découdre avec des infidèles, conduit cependant très vite à des drames. Au nom du Christ. Dans ses Chroniques hébraïques, Solomon bar Simson rapporte ainsi : "En passant par les villages où il y avait des juifs, ils se disaient l'un à l'autre : "Voici que nous marchons par une longue route à la recherche de la maison d'idolâtrie et pour tirer vengeance des Ismaélites, et voici les Juifs dont les ancêtres le tuèrent et le crucifièrent pour rien, qui habitent parmi nous. Vengeons-nous d'eux d'abord, effaçons-les du nombre des nations."
La fureur sacrée tourne à la soif de purification de la foi par le sang versé en son nom. Décimant une communauté particulièrement florissante, le pogrom de Rouen, le 26 janvier 1096, est bientôt connu par les croisés qui s'en vantent mais plus vite encore par les juifs de France qui alertent leurs frères allemands, leur suggérant, pour éviter le même sort, de donner aux croisés vivres et argent. Aussi, lorsque Pierre et ses hommes quittent Cologne le 20 avril pour la frontière hongroise, on ne déplore aucun excès criminel, sans qu'on puisse évaluer au prix de quel substantiel dédommagement.
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En 1854, Lamartine refusera d'assister à l'inauguration de la statue d'Amiens. Le poète, célèbre pour avoir célébré Le Lac, - bien avant Julien Doré ! -, avait aussi et surtout, en vrai républicain, de fortes convictions politiques. Pour argumenter sa volontaire absence amiénoise, Alphonse de Lamartine déclara :
"Je considère Pierre l'Ermite comme un derviche chrétien conduisant l'Europe en aveugle à la perte de son temps, de son sang et de son bon sens.
"Rien de beau hors de l'humanité, rien de vrai dans le fanatisme."
Paroles plus que jamais d'actualité, mais qui saurait aujourd'hui invoquer Alphonse de Lamartine ?