Cher petit piéton de l'Histoire,
L'intitulé te laisse perplexe. Dire la guerre, ça te semble tellement décalé. Déconnecté. Tu penses à Alep. A la Syrie. Aux guerres de Yougoslavie. Aux guerres africaines. A toutes ces guerres dont on ne parle pas, dont on ne parle plus. Combattre la guerre, oui, ça t'aurait sans doute plu. Combattre la guerre, avec des mots et des idées, avec des arguments. Avec des livres, avec des romans. Avec Barbusse. Avec Dorgelès. Avec Le Feu. Avec Les Croix de bois. Avec Les Champs d'honneur. Avec Jean Rouaud. Avec Jean-Louis Rambour. Avec Théo. Avec Velibor Čolić, le génial déserteur bosniaque.
Dire la guerre quand d'autres l'ont faite ou s'en vont la faire, c'est tellement naïf et dérisoire. Comme si Dire la guerre pouvait être suffisant. Dénoncer la guerre, oui, c'est notre rôle. Non pas seulement énoncer mais dénoncer la guerre. Toutes les guerres. Il n'y a pas de guerre juste, il y a juste des guerres.
Tu penses à ceux des tiens qui l'ont faite, la guerre. Chaque génération a eu sa guerre. Ton grand-père Adrien, première guerre mondiale, mort gazé du gaz moutarde, ton parrain Gilbert, guerre d'Indochine, revenu fou de la bataille de Diên Biên Phu, ton oncle Jean, guerre d'Algérie, au retour, n'a jamais plus souri, ton père STO en Allemagne, arrêté et embarqué par des gendarmes français... Dans ce chapelet familial des guerres obligatoires, un seul rescapé: toi. Toi qui n'en as faite aucune, toi, qui aimerais comprendre pourquoi les horreurs et les abominations continuent, partout sur la planète, toi, qui te demandes qui écrira un jour... Les Champs d'horreur ? Pour en finir à tout jamais avec toutes les guerres. Pour en finir à tout jamais avec la préhistoire de l'humanité. Pour enfin pouvoir être de vrais humains.
Questionner la guerre, s'interroger sur les véritables causes de la guerre, des guerres, de toutes les guerres, c'est ce qu'il faudrait faire. Ne pas se contenter de dire ou de lire la guerre. Mettre hors d'état de nuire les fauteurs de guerre. A commencer par les industries de l'armement. Domaine où la France... prospère.
Cette soirée de Corbie, Somme, Picardie, l'année du centenaire de la Bataille de la Somme, tu t'en faisais toute une histoire. Tu la rêvais comme un hommage discret et pudique aux morts de toutes les guerres. Hommage discret et pudique, à l'image de Jean Rouaud.
Six personnes sont venues écouter le Prix Goncourt 1990. Six personnes dont deux de la Médiathèque de Corbie. Triste à pleurer. A Corbie, le Goncourt 90, vendu à plus de 600.000 exemplaires, traduit dans des dizaines de pays, n'a pas déplacé plus de six personnes. Ce qui n'étonne personne. Comble du comble, dans cette opération qui n'a pas fait salle comble: c'est le public qui a... déserté ! Oui, parfaitement, l'année du centenaire de la Bataille de la Somme, ici, à Corbie, pas très loin de la ligne de front, impensable affront, c'est le public qui déserte.
Alors Dire la guerre, sans doute, mais si personne n'écoute... à quoi ça sert ?