Cher poète de 19 ans,
Cette histoire de Chanson de Craonne censurée au cimetière allemand de Fricourt, le 1er Juillet 2016, en plein centenaire de la Bataille de la Somme, te ramène brutalement un demi-siècle en arrière. Tu es élève de Terminale Philo au Lycée Lamarck d'Albert. Somme. Picardie. Tu adores Brel, Brassens et Ferré. Tout autant que Rutebeuf et Villon. Déjà tu t'appelles Crimon. Mon cri, pour tes camarades de Lycée. Mon Cri, martèlent depuis toujours tes copains de cours de récré. Depuis la communale, tu sais que ton nom t'impose de cultiver le Cri.
Te reviens en mémoire ce poème écrit par un poète de moins de 20 ans, en salle d'Etudes des Internes, un soir de novembre 1968. Un camarade de l'Internat, qui habite Bray-sur-Somme, te raconte que dans son village, contrairement aux autres années, des Anciens Combattants ont refusé de se rendre au Cimetière Allemand:
" C' était pas des Alliés ! "
Pas des alliés ! Est-ce celà se souvenir ? Y-a-t-il encore des frontières et des drapeaux chez les morts ? Ton sang ne fait qu'un tour. Mots de guerre et mots d'amour plein la bouche. Sans rature, sans retouche, ton poème, jailli d'un jet, fait mouche.
Tu penses à ton grand-père mort gazé de la grand-guerre. A tous ceux qui n'en sont jamais revenus.
Ce soir-là, salle numéro 1, salle d'études des internes, tu écris/tu cries ton premier chant de révolte. Chant de révolte censuré dans le journal du Lycée par le Proviseur : "Monsieur, c'est le poème d'un anarchiste, il n'a pas sa place dans un journal de lycéens !"
"Censure, censure " ! A 48 annnées de distance, deux censures se retrouvent et s'épousent, se rejoignent, pour n'en former qu'une, toujours au cimetière allemand de Fricourt, près de Bray-sur-Somme.
Onze Novembre
Des Anciens Combattants
Battant de la semelle
Derrière un porte-drapeau
Et d'autres cons battant
Battant des mains
Pour ceux qu'ont pu sauver leur peau...
D'accord qu'on se souvienne
Mais pas pour jouer les patrios
Vous me direz pourtant
De quoi, de quoi, j'me mêle
Mais je ne pourrai pas manquer de vous dire bien haut
De vous dire et de vous redire
D'accord qu'on se souvienne
Mais pas pour jouer les patrios
D'accord qu'on se souvienne
Mais pas pour jouer les patrios
Dans les mains du poilu
Du Monument aux Morts
Entre les arbres qui seront cet hiver aussi des morts
Dans les mains du poilu
Du Monument aux Morts
Ils ont mis la bleu-blanc-rouge loque
D'accord qu'on se souvienne
Mais pas pour jouer les patrios
Ces diables de bonshommes
Ces hommes du Bon D...iable
Trop heureux ou trop fiers d'avoir été de la Grand Guerre
D'avoir été de tristes compères
Ont travesti leurs fils
De leur bleu-horizon oripeaux
D'accord qu'on se souvienne
Mais pas pour jouer les patrios
Et puis ils se recueillent
Pour ceux qui sont des morts sans cercueil
Et l'on voit des combattants
Battant de la paupière
Pour ceux qui ont battu les tranchées
Pour Jacques ou Jules ou bien Pierre
Alors on ose espérer qu'ils se souviennent
Simplement et vraiment de ceux qui ne sont plus
Mais déjà ils entonnent
Leur hymne national
ça leur prend aux tripes, moi ça m'fait dégueuler
De voir ces cons qui déconnent
Au nom de la Patrie
De voir que des pauv' types sont morts
Pour que de pauv' cons soient encore en vie
D'accord qu'on se souvienne
Mais pas pour jouer les patrios
Et la bleu-blanc-rouge loque
Au vent de Novembre
Claque et flotte, flotte et claque, claque et flatte
Les A.C. pleins de breloques
Les A.C. qui débloquent
J'foutrai le feu à la tricolore loque
D'accord qu'on se souvienne
Mais pas pour jouer les patrios
Y'en a assez de ce genre d'A.C.
Faut que ça cesse ou qu'on fasse cesser
Que ça cesse et qu'on n'ait plus à dire
A chaque fois que commence une nouvelle guerre
Que bien sûr ce sera la der des der
Alors et seulement alors
Qu'on se souvienne d'accord
D'accord qu'on se souvienne
Des pauv' types qui sont morts.
Jean-Louis Crimon. Chansons noires. 1968.