Tu ne sais plus quand
Précisément
Vient le temps
Où l'on descend
A la cave...
Là, dans un coin,
Le plus sombre,
Tu le sais, tu le sens,
Il y a des êtres étranges,
Qui te font peur depuis longtemps...
Une armée de Lilliputiens
Prêts pour l'attaque
Des enfants de géants,
Sans que tu saches vraiment
Depuis combien de temps dure cette guerre souterraine...
Des tiges aux pointes bleues et vertes,
Parfois violettes,
Qui te caressent et te menacent
Le bas des jambes,
Si tu passes trop près...
Tiges si curieuses au toucher,
Comme des herbes à la fois liquides et rigides
D'un talus imaginaire qui descendrait vers la rivière,
Mais en contrebas, pas d'eau, pas de rivière,
Juste un radeau de pommes de terre...
Un bateau naufragé
Echoué
Sur le sable de la cave,
Et toi, tu dois organiser tes troupes,
Tout mettre en ordre avant de livrer le combat...
Tu as peur de ces êtres venus d'ailleurs
Qui entourent de leurs multiples bras tentacules
Chacun de vos tubercules,
Êtres minuscules
Qui grandissent dans le noir
Tournent leurs têtes incrédules
Vers le trou d'air et de lumière du soupirail...
Tante Laure pointe alors de sa canne l'immense tas,
Le tas de pommes de terre tout emberlificotées
Dans leurs tiges qui font de la haute voltige,
Elle dit, chaque année sur le même ton tonitruant:
"Allez, au travail, c'est le moment, il faut... DéGERMER ! "
Tu n'aimes pas le temps du dégermage,
Sauf pour une raison, une seule, mais c'est un secret.
A chaque fois, ta petite soeur et toi, on vous asseoit
A même le sol, de terre et de sable,
Et commence, comme en cadence
Le temps qui compense l'absence de vacances...
C'est jeudi et la Tante dit:
Il n'y a pas d'âge pour le dégermage.
Toi, tu rêves d'un grand voyage,
Mais ton radeau de tubercules, c'est bête,
N'aime pas ce qui germe dans ta tête...
A la fin, quand tout prend fin, sous le tas, à l'endroit du tas,
Bousculé, dérangé, déplacé, et reconstitué, juste à côté,
Soudain, tu t'écries: elle est là !
Superbe, gracieuse, étonnante, elle-même étonnée,
Dans sa belle robe noire marbrée de jaune
Avec la peau si douce et si fine de son ventre orange...
La Tante s'énerve:
" Ne la touchez pas, c'est la créature du diable,
Laissez là s'enfouir dans le sable ! "
Tu n'en crois rien. Tu la trouves belle, si belle. Trop belle.
En cachette, tu la gardes longtemps au creux de ta main,
Tu caresses longtemps, doucement, la peau de son ventre orange...
A tout jamais, les séances de dégermage, dans la cave de la Tante Laure,
C'est l'or da la peau dorée de ta salamandre adorée,
Salamandre au ventre orange que l'on dérange
Dans son sommeil diurne, sous l'oeil taciturne
De la Tante qui claque d'un coup sec la porte de la cave...
Son tas de pommes de terre bien en ordre,
La voilà qui intime l'ordre
De déguerpir, sans même un sourire:
Allez, les chenapans, le dégermage, pour cette année,
C'est terminé, rentrez chez vous !
Bien sûr, avant d'obtempérer, sans te faire prendre,
Dernière petite caresse à la petite salamandre,
Avant de la rendre,
A la terre sableuse de la cave,
Tout près du nouveau tas de pommes de terre.