Cher non... retraité,
Une lettre. Une lettre à ton nom. Une lettre à ton nom et à ton adresse. Un vendredi. Tu te dis: la semaine finit bien. Des lettres, on n'en reçoit plus guère. Des lettres, tu veux dire, de vraies lettres. Avec des mots, des idées, des sentiments. Des lettres humaines, quoi. Des lettres d'humains. De vrais humains. Pas des lettres d'ordinateur.
Les dernières missives reçues -il y a bien longtemps- provenaient de Bleu ciel, pseudo d'EDF, de SFR et du Syndic de l'immeuble. Autrement dit, des courriers pas très intéressants. Plutôt très intéressés. Quand ceux-là t'écrivent, c'est pour te taper. Y'a que l'argent qui les intéresse. Ton argent. Ton oseille. Ton blé. Ton pognon. Ton fric. On passe sa vie à payer.
Cette lettre là, sans savoir vraiment pourquoi, tu as pensé qu'elle ne serait pas comme les autres. EIle ne comportait pourtant aucun indice particulier. Adresse classique en caractères clavier. Enveloppe avec un sigle courant. Connu. Apparemment connu. Courrier banal. Très impersonnel.
Tu as pris ton temps avant d'ouvrir l'enveloppe. Tu t'es d'abord refait un café. Le café ponctue assez bien les heures du matin. Sans sucre, le café. Le sucre tue le goût du café. Dans ton fauteuil, près de la fenêtre qui donne sur la Place du marché, bien installé, la tasse de café à portée de main, tu t'es -enfin- décidé à ouvrir, très soigneusement, "la" lettre. "Ta" lettre.
Tu n'as pas fait attention aux trois mots à gauche: "Projet de vie" et au nom de l'organisme qui t'écrivait. Sans trop te méfier, tu t'es plongé dans la lecture de cette lettre qui allait changer le cours de ta journée, sinon le cours de ta vie.
Monsieur,
La retraite implique d'appréhender une gestion différente du temps et des activités, une éventuelle redéfinition de l'espace de vie, une reconstruction du réseau relationnel, voire affectif, une nouvelle identité.
Tu as relu trois fois, très vite, le premier paragraphe. Pour bien te l'entrer dans la tête. Bien écrit, mais chargé. Plutôt dense comme contenu. Chaque mot, chaque groupe de mots, méritait, incontestablement, "arrêt sur image".
Appréhender. Gestion différente. Du temps et des activités. Une éventuelle redéfinition. De l'espace de vie. Une reconstruction du réseau relationnel. Voire affectif. Une nouvelle identité. Tout ça en trois lignes. Balèzes, non, ceux qui savent écrire comme ça.
A la quatrième lecture, tu as commencé à te dire : mais qu'est-ce qu'ils veulent dire ? Qu'est-ce qu'ils sous-entendent ?
Reconstruction du réseau relationnel ? Ils croient que tu as perdu tous tes potes, tous tes copains, tous tes amis, depuis que tu ne vas plus chaque matin au turbin ! Bon, ok, c'est vrai que tu les vois moins. Même de moins en moins. Même qu'il y en a que tu ne vois plus. Tu ne sais pas pourquoi. Tu aimerais bien les voir, toi. Là, tu as comme un doute. Sont trop occupés, sans doute !
Voire affectif ? ça veut dire quoi ? Tu te demandes: ça veut dire quoi ? Comment ils savent ? Qu'est-ce qu'ils savent ? Ouais, tu vois ce que ça veut dire. Tu comprends. Pas faux, là non plus, mais par pudeur, tu n'en parles pas.
Reconstruction d'une nouvelle identité ? Là, non, c'est trop ! Faut pas pousser. Faut pas exagérer. Tu n'as pas perdu ton identité en cessant d'exercer ton métier. Dès ta Licence de Philo, tu t'es juré de ne jamais confondre "rôle social" et "identité propre". Ce n'est pas parce qu'on remet en cause son "rôle social" que la personne, l'identité, se trouvent remises en cause. Tu es ce que tu es, et tu seras ce que tu es, même si tu cesses d'exercer la fonction que tu exerces. Tu n'es plus Professeur de Philosophie. Tu n'es plus Journaliste. Tu n'es plus Bouquiniste. Tu es toujours toi-même. Enfin, tu le crois. Tu le penses. Jusqu'à preuve du contraire.
Deuxième paragraphe :
Peut-être souhaitez-vous mener une réflexion sur cette nouvelle période qui s'ouvre à vous, sur ce qu'il est nécessaire de mettre en oeuvre pour vous épanouir et vous réaliser dans une retraite heureuse ?
Là encore, c'est joliment dit. Mais envisager de "s'épanouir" et de se "réaliser" dans une "retraite heureuse", ça semble très flippant. En tout cas, dit comme ça, moi, ça me fait flipper. Enterrement de première classe !
La retraite : un projet de vie. Marrant leur intitulé. Gonflé, même. Toi, tu as le sentiment d'avoir plutôt eu "une vie de projets" ! Projets au pluriel, d'ailleurs. Tu n'as jamais été l'homme d'un projet unique. Dans la vie, pourtant, tu as croisé des gens dont le slogan était plutôt: "La vie: un projet de Retrait !" Des gens en "retrait". Qui ont toujours vécu "en retrait". Qui ont même dû le plus souvent pratiquer le "retrait". Des gens qui ne prennent aucun risque. Qui n'ont pris aucun risque. Livret A et tout à plat, jusqu'à la fin, en parfaite ligne droite. Rien à en dire, si leur bonheur, ou leur tranquillité, était à ce prix là.
Dernier paragrahe :
Votre institution de retraite complémentaire vous invite à participer au séminaire "La retraite: un projet de vie", qui se déroule à l'adresse suivante, rue Chazelles, métro Courcelles.
Les journées commencent à 9 h 00 et se terminent à 17 h 00.
Les prochaines dates du séminaire sont indiquées sur le coupon joint. Il est intégralement gratuit et le repas de midi vous est offert.
Suivent deux lignes encore: demande polie de retour du coupon de présence et formule de politesse. C'est signé Carla. Carla B. Oui, Carla B. J'y cours ! Carla B. ! Oui, j'arrive ! Première session ? Oui, première session ! Carla B, c'est un signe, c'est sûr. Même si Carla B est devenue Carla... S. Peut-être que Carla S anime des séminaires sous son identié première de Carla B. Son titre m'impressionne. Au dessus de sa signature est écrit: "La responsable du service projets et nouveaux services de l'Action sociale".
Admettons que tu dises "oui". Admettons que tu y ailles. Qu'est-ce que tu vas leur dire ? Que ça ne te concerne pas. Que tu as réglé le problème depuis longtemps. Que dans ta tête, tu "n'es pas", tu "ne seras jamais" Retraité " !
Mais qu'est-ce que tu vas lui raconter, toi, à la belle Carla B. Que tu t'es déclaré comme auto-entrepreneur. Que tu es "Bouquiniste" devenu. Que tu as même depuis été faguo laoshi, oui, Professeur de français en Chine. Que tu tiens ton blog, chaque jour. Que tu t'es remis à la photographie. Que tu prépares une expo. Un livre. Un roman. Un recueil de nouvelles. Que tu as mille et une idées par jour. Et sans aucun doute... plus assez de jours devant toi, pour les mener toutes à bien.
"Nous vous remercions de confirmer votre participation en nous retournant le coupon." Bon, pas d'urgence. Tu te dis que tu verras ça demain. Gratuit le "séminaire". Repas de midi offert. Tout de même, ça ne se refuse pas. Doit même y avoir des gens sympas. Deux sessions. Une en mars. Une en mai. Bon, vraiment, ça urge pas. Si tu passes pas pour fin mars, y'a la session de rattrapage en mai.
En mai, c'est connu, ça se dit: fais... ce qu'il te plait.