Toi qui, sans le savoir, est un peu, beaucoup, Suédois,
...
Au départ, tu le sais bien, il y a ce Dagerman que tu n'as pas connu mais que tu reconnais comme un frère. Frère de mots et frère d'écriture. Frère humain, trop humain.
" Mon plus grand plaisir est de sentir que tout ce que je valais résidait dans ce que je crois avoir perdu : la capacité à créer de la beauté à partir de mon désespoir... "
Dagerman, nom propre formé de deux noms communs. Deux mots suédois. "Dager", qui signifie "jour" et "man", qui veut dire "homme". Deux noms communs pour donner naissance à un homme hors du commun. Dagerman, textuellement sans doute, "journalier". Journalier, non pas dans le sens moderne de "quotidien", mais plutôt "journalier", homme qui vend, de ferme en ferme, au jour le jour, sa force de travail. Journalier à une époque où chemineau désigne celui qui s'en va par les chemins. Dagerman peut signifier aussi "homme de jour", sinon "homme du jour", et pourquoi pas, poétiquement, en tout cas pour moi, "homme-jour" ?
Homme-jour tourmenté par les papillons de nuit, ces idées sombres et noires qui tournent autour de vous, comme ces coléoptères nocturnes que la lumière attire. Homme-jour, homme-lumière, Dagerman a l'écriture lumineuse. Il faut tout lire de lui, L'Enfant brûlé, Le Serpent, L'Ile des condamnés, Dieu rend visite à Newton, Ennuis de noce, Les Wagons rouges, Le Froid de la Saint-Jean, Notre plage nocturne. Il faut lire surtout, traduit du suédois par Philippe Bouquet et publié chez Actes Sud, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier. Texte court, écrit par Dagerman en 1952, à peine dix pages, texte dense empli de fulgurances, texte essentiel autant que le pourrait être une version scandinave d'Une saison en Enfer. A ceci près que pour Dagerman, c'est toute la vie qui est absurdité. L'Enfer n'y dure pas qu'une saison.
L'attaque, le premier paragraphe, de ce texte-testament, rédigé en moins de cent-cinquante mots, s'imprime, dans ma déprime, comme en écho au Mythe de Sisyphe de Camus, même si Camus concède, ou feint de concéder: "Il faut imaginer Sisyphe heureux". Camus-Dagerman, quelle belle rencontre cela aurait pu être ! Dagerman a -t-il lu Camus ? Camus a-t-il lu Dagerman ? Dagerman a-t-il entendu parler de Camus ? Se sont-ils un jour croisés, sans le savoir ou en le sachant ? J'aimerais savoir.
En attendant, tu relis:
"Je suis dépourvu de foi et ne puis donc être heureux, car un homme qui risque de craindre que sa vie ne soit une errance absurde vers une mort certaine ne peut être heureux. Je n'ai reçu en héritage ni dieu, ni point fixe sur la terre d'où je puisse attirer l'attention d'un dieu : on ne m'a pas non plus légué la fureur bien déguisée du sceptique, les ruses de Sioux du rationaliste ou la candeur ardente de l'athée. Je n'ose donc jeter la pierre ni à celle qui croit en des choses qui ne m'inspirent que le doute, ni à celui qui cultive son doute comme si celui-ci n'était pas, lui-aussi, entouré de ténèbres. Cette pierre m'atteindrait moi-même car je suis bien certain d'une chose : le besoin de consolation que connaît l'être humain est impossible à rassasier."
Dagerman, l'homme-jour, qui écrit aussi, sept pages plus loin, ces mots qui sont, pour toi, la plus belle des professions de foi de celui qui ne croit pas: "Les possibilités de ma vie ne sont limitées que si je compte le nombre de mots ou le nombre de livres auxquels j'aurai le temps de donner le jour avant de mourir. Mais qui me demande de compter ? Le temps n'est pas l'étalon qui convient à la vie."
Un jour, l'homme-jour a choisi la nuit. Stig Dagerman s'est donné la mort. Un jour de l'année 1954. De ce jour-là aussi, notre besoin de consolation est impossible à rassasier.