Cher toi,
Depuis que tu t'es remis à la photo, tu as le sentiment d'avoir manqué ta vie. Tu t'es, professionnellement parlant, égaré dans l'univers des mots et des idées. Pendant 40 ans. Le comble, tu y as pris du plaisir. Beaucoup de plaisir. Les mots, écrits et publiés dans le journal, ou parlés à la radio, étaient ta raison d'être, ton pain quotidien et, soyons lucide, ton gagne-pain. Ton gagne-pain quotidien. C'est ta vie, as-tu concédé un beau jour. Tu as renoncé à la photo. Sans réaliser alors la gravité du renoncement. Tu as trahi ton premier amour. Tu t'es trompé de vie. La photo ne te faisait plus envie.
Ta boîte à images, ton boitier, ton 24x36, selon les années, Mamiya, Minolta, Praktica ou Leica, tu les as abondonnés très vite pour ton clavier AZERTY, d'abord, et pour ton micro Sennheiser, ensuite. Conséquence: tes négatifs, soigneusement développés et coupés par bandes de six vues, ont dormi, à l'abri de la lumière et de la poussière, pendant trois ou quatre fois dix ans. Aujourd'hui, ils sont intacts. Comme neufs. Comme développés, et séchés, il y a quelques heures à peine. Comme si les images argentiquement supportées, et transportées, à travers le temps, avaient été prises la veille ou l'avant-veille.
De fait, le destin de ces images est assez extra-ordinaire. Littéralement "en dehors de l'ordinaire". Ce n'est pas aussi courant que des photos prises au début des années 70 ne soient "révélées", au sens photographique du terme, que quarante ans plus tard, dans les années 2010. Façon d'éprouver les instants dans la dure et longue durée du temps. Tes négatifs n'ont pas bougé. Certaines photos, mal fixées, deviennent sépia. Tu as, en n'effectuant aucun tirage sur papier, échappé au sépia. A la photo sépia. Mais tu n'as pas échappé à "la photo s'épia". Du Lacan dans le texte. Si Lacan avait été photographe. Le Leica de Lacan, joli titre, non, pour ton prochain roman ? Un photo-roman. Pas un roman-photos. Pas une histoire d'amour plus ou moins mièvre. Non, un photo-roman. Un livre où les photos ponctuent les chapitres. Cadrent le décor. Inventent une autre histoire. Une histoire dans l'histoire. Un photo-roman, tout entier fait d'instants. Instants essentiels et dérisoires à la fois.
Henri Cartier-Bresson, le premier, a dû dire: " De tous les moyens d'expression, la photographie est le seul qui fixe un instant précis". A partir de là, HCB a développé sa conception de "l'instant décisif".
Instant décisif ou instant dérisoire. Très vite, inconsciemment d'abord, puis consciemment, sciemment, tu t'es, au contraire, laissé séduire, par la beauté éphémère de l'instant dérisoire.
L'instant dérisoire, par opposition à l'instant décisif de HCB, c'est l'instant insignifiant. L'instant d'une beauté insignifiante. Mais qui, pour toi, en devient essentielle. C'est l'importance de l'accessoire. L'utile du futile. L'image de l'instant dérisoire n'est pas indispensable, et c'est pour cela qu'il n'est pas pensable qu'on puisse s'en passer.
Sans partager tout ce qu'il dit de "l'instant décisif", tu te sens proche d'un Cartier-Bresson quand il raconte sa quête photographique : "Je marchais toute la journée l'esprit tendu, cherchant dans les rues à prendre sur le vif des photos comme des flagrants délits". Tu ne fais rien d'autre dans tes déambulations urbaines. Quand à la situation absurde où tu t'es toi-même mis, tu as trouvé une façon très philosophique de la définir. Une définition exacte de ton état. Pas seulement de ton état d'esprit. Subjectivement objectif:
Tu es le seul photographe au monde à avoir passé la majeure partie de sa vie au stade du négatif.
Diagnostic en forme de check up psychologique. Jolie perspective. Intéressant développement futur. Tu entrevois déjà le divan d'un de tes amis, psychanalyste de renom, convaincu et convaincant.
Henri Cartier-Bresson disait encore: " Il faut être sensible au détail". HCB parle aussi d'une sorte de "pressentiment de la vie". D'une nécessité d'anticiper l'évènement. Nécessité d'avoir cette sorte d'intuition, ce sentiment aigu qu'il va se passer quelque chose. Intuition de l'instant. Entrevoir l'instant pour ne pas le manquer. L'entrevoir pour le voir, et le saisir, quand il va se présenter devant toi. Entrevision.
Au fond, la leçon que tu retiens de Cartier-Bresson, c'est exactement ça: la photo, il faut la voir, avant de la prendre. La voir, avant de ... l'avoir ! La pressentir pour ne pas la manquer.