Tu le sais bien, c'est l'un des plus beaux moments de ta vie. Mai 2010 - Mai 2013. Trois années sur le quai pour vivre vraiment la vie du plus beau des métiers de rue: Bouquiniste. Libraire de plein air. Dans "Libraire", va savoir pourquoi ? il y a exactement les lettres pour écrire "air libre". Bouquiniste = Libraire à l'air libre. Libraire de plein air.
Au tout début des années 70, dans ce siècle aux années 1900, tu découvres, au hasard d'une escapade parisienne, ce monde particulier des marchands de vieux livres et de vieux papiers. Un univers à la fois étrange et familier. Amarrés au bord du fleuve, impassibles, de curieux petits bateaux verts prennent l'air, du matin au soir. Ça t'étonne et te fascine, autant que les cargaisons incroyables de ces pénichettes en partance.
Tes premiers livres vraiment à toi seront des livres déjà lus par d'autres, annotés parfois, jaunis souvent, mais au texte intact et toujours vivant. Le livre d'occasion est d'emblée pour toi porteur d'un charme, d'un passé, d'une histoire, que ne possédera jamais un livre neuf. Au fil des années, à chacun de tes passages sur les quais, rive droite ou rive gauche, tu t'inventes une bibliothèque impensable, faite uniquement d'achats coup de coeur ou coup de blues. Sans que la Seine en soit jamais jalouse. Tu glanes indifféremment des éditions de peu de valeur ou des originales. Tu entres dans l'amitié de Léautaud, de Poulaille, de Rictus, de Vallès, de Verlaine ou de Rimbaud. Chacune de tes trouvailles t'apporte la part de rêve qui te manquait jusque là.
Très vite, les bouquinistes chez qui tu achètes, deviennent, plus que des marchands, des amis. De précieux amis qui te conseillent et te guident, en douceur, vers des titres ou des auteurs que tu n'aurais jamais connus sans eux. Vingt ans, trente ans, quarante ans, cinquante ans, soixante ans, toute une vie, toute ta vie, se passe ainsi. Dans l'amitié des livres et de ceux qui en font commerce. A chacun de tes passages dans cette ville où coule la Seine, tu ne manqueras pour rien au monde ta balade sur les quais. D'année en année, tu progresses dans la connaissance du métier, de ses rites, de ses rituels, de ses manies, de ses travers.
Un beau jour, tu traverses la rue. Tu entres dans ton rêve. Ton rêve devient vrai. Vieux rêve romantique. Rêve d'ado. Rêve d'enfance. A la société encadrée, tu tires ta révérence. Libéré du travail obligatoire, tes années de cotisations en ordre, tu deviens, à 60 ans, et un peu plus, celui que tu voulais être à 15 ans. Homme libre, toujours tu chériras... ton rêve.
L'étudiant en philo du début des années 70 que tu étais, le professeur de philosophie que tu as été, le Maître de Conférences que tu as incarné, le journaliste que tu es devenu, tous s'effacent avec respect devant ton nouveau métier : Bouquiniste. Sur le quai, avec tes bons huit mètres cinquante d'envergure, - la longueur réglementaire de l'espace qui t'est accordé sur le parapet - tu prends ton envol, tu donnes vie à ce vieux rêve d'ado. Bouquiniste, sur le quai des Bouquinistes, c'est désormais ta nouvelle raison d'être. Ton dernier rôle social.
Comme aimait à dire ta vieille maman : c'est pas banal ! Pour toi, c'est seulement... normal et mieux: moral ! Belle manière de tirer ta révérence et jolie façon de rendre à la Seine tous les bonheurs de lecture que la Seine t'a donné.