Mon cher faguo laoshi ,
Tu te souviens de cette photo ? Normal Sichuan University. Il fait sur le campus un froid humide à vous glacer les os. C'est le matin. Le dernier matin de ton second voyage à Chengdu. Octobre 2013. Tu avais promis, en janvier 2012, à tes étudiants, en les quittant, de revenir avec ton roman. Ecrit et publié. Tu en avais parlé en dehors des cours de cette belle idée d'un roman chinois qui dirait la Chine d'aujourd'hui sans oublier la Chine d'hier. La Chine d'autrefois. Un roman poétique et politique à la fois. Ils ne te croyaient pas capable de mener à bien une idée pareille. Ecrire un poème à la gloire des balayeurs, ça, déjà, ça ne passait pas. Même si tu leur avais expliqué ce que ça pouvait représenter pour toi, fils de jardinier. Ce poème improvisé à la craie, sans un mot, sur le tableau géant de l'amphi des 4 èmes années, c'était un geste révolutionnaire. C'était, Karl et Friedrich te pardonnent, ton Manifeste à toi: " Balayeurs de tous les pays, unissez-vous !"
Ton dernier vers "Le balayeur efface l'automne", avait nécessité un bon quart d'heure d'explication. A la pause, une étudiante était venu te dire, sans sourire: Comment peut-on écrire un aussi beau poème sur un métier aussi minable ? Tu t'étais mordu la langue pour ne pas lui rétorquer: c'est votre pensée, mademoiselle, qui est minable.
Sur le chemin du retour vers la Résidence des Professeurs étrangers, tu t'étais récité pour toi tout seul et pour ton père jardinier mort depuis plus de dix ans déjà, ton petit poème à balayer les préjugés:
Dès le début d'Octobre,
D'un geste précis et sobre,
Il entre en scène,
Sans mise en scène,
Ici, là ou ailleurs,
Lui le balayeur...
Il décrit d'étranges arabesques,
Dessine d'invisibles fresques,
Avale des morceaux entiers de trottoir,
Ne se raconte pas d'histoire,
Ne tire aucune gloire,
D'un destin pourtant méritoire...
Il balaie du matin au soir,
Sans prendre le temps de s'asseoir,
Vous le regardez sans le voir,
Sa vie est monotone,
A peine si ça vous étonne,
Le balayeur efface... l'automne.
Sur la photo, Octobre 2013, tu tiens entre tes mains ton "Du côté de chez Shuang", rêvé et composé en partie au pied de la statue de Confucius. Ce 20 septembre 2011, tu lui adresses la parole, comme ça, comme on se parle à soi-même. Tu lui dis:
- Qu'est-ce que tu en penses, toi, le Grand Sage, de ma présence ici ?
Confucius, bien sûr, ne dit rien. Ne te répond pas. Mais, toi, toi à qui, en dehors des cours, personne ne parle, tu imagines que Confucius te répond. L'idée du roman vient de là. Tu viens de te faire à toi-même le plus beau des cadeaux. Donner un sens à une présence qui n'en a peut-être pas.
Comme tu n'es pas un ingrat, tu reviendras, moins de deux ans plus tard, le livre avec toi. Ton projet est devenu réalité. Tu as tenu promesse. Moment de vérité sublime. Tu lis à Confucius les passages où tu parles de lui, et, surprise, dans le matin glacial, le Maître, mais oui, applaudit.
© Jean-Louis Crimon